A propos du documentaire "Staline, le tyran
Serge Wolikow, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne, a visionné le documentaire
Staline, le tyran rouge. Entretien.
Dans la forme, ce documentaire de 90 minutes présente des images colorisées, des plans, des cartes,
mais pas d'interviews d'historiens... Qu'en pensez-vous ?
Serge Wolikow. On peut d'abord féliciter M6 de ne pas avoir cédé à la mode du docu-fiction ! Concernant
la colorisation des images, elle comporte un risque : celui d'établir un lien de proximité avec des événements
qui datent d'un siècle. Cette colorisation donne le sentiment que la communication était sur le même registre
qu'aujourd'hui, ce qui n'est pas le cas. Quant aux interviews des historiens, elles sont remplacées par un
commentaire très dense fondé sur les recherches récentes. Les auteurs s'appuient sur des travaux historiques
sérieux et mesurés et présentent un tableau assez complexe de la personnalité de Staline. Ils montrent bien
l'évolution du personnage : d'abord au coeur du parti, il s'en éloigne pour finalement incarner l'État.
Peut-on réduire le stalinisme à la folie d'un homme ?
Serge Wolikow. Non, Staline est la pièce essentielle, mais il ne peut résumer le système. Le stalinisme est
une façon de confondre le parti et l'État, d'abolir les débats, les discussions dans le parti ; c'est la conception
même d'un parti-État et d'un parti soumis à une doctrine incarnée par le discours d'un seul homme. Ces
questions ne sont pas posées dans le documentaire. Le récit linéaire suppose que ce qui devait arriver est
arrivé. On ne laisse pas la possibilité au téléspectateur de réfléchir aux interprétations : la révolution russe
était-elle intrinsèquement porteuse du stalinisme ou est-ce la conception de transformation sociale russe
qui a provoqué le recours à des méthodes de coercition ? Par ailleurs, on ne peut pas effacer les valeurs de
liberté et d'indépendance de la Russie qui a eu des pertes considérables pendant la Seconde Guerre
mondiale : 26 millions de morts, un chiffre longtemps caché par Staline...
À propos de comptabilité, le chiffre de 20 millions de morts imputables à Staline fait-il consensus chez
les historiens ?
Serge Wolikow. Ce n'est pas tant le chiffre que la méthode de comptabilité globale qui pose problème.
Le débat consiste à savoir si l'on inclut les famines générées par la politique économique de Staline. Les
politiques de déportations, de collectivisations forcées ont désorganisé l'ensemble du système productif.
Le mépris porté à la paysannerie est évident. Mais, de ce que l'on sait, il ne s'agit pas d'une politique délibérée
de mise à mort des populations par la famine. Il est donc problématique de compter ces morts dans les victimes
du stalinisme. Pourquoi, alors, ne pas ajouter les 26 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale
provoqués par les erreurs de Staline ? C'est impossible !
Que reste-t-il dans les archives du Kremlin ?
Serge Wolikow. Il reste les archives Staline, qui sont encore sensibles et d'un accès difficile pour les historiens.
Les recherches des quinze dernières années ont permis de mettre en évidence le rôle personnel extrêmement
fort de Staline dans toute l'organisation de la répression.
Entretien réalisé par Marie Barbier