Edgar Morin sur la Syrie : parions
sur la voie du compromis

 

Décider c’est parier. Décider l’intervention en Syrie, plus de deux ans après le début d’une protestation pacifique dont la
répression a provoqué une horrible guerre civile, est un pari risqué. Une telle intervention dès le début pour soutenir des
résistants en majorité démocrates aurait été risquée, mais elle aurait couru des risques moindres qu’aujourd’hui.
L’utilisation du gaz sarin sur une population civile est avérée. Reste à prouver que ces gaz ont été employés par l’armée
régulière, et non par un éventuel groupe rebelle « al-qaïdiste » ou autre. Haute probabilité ne signifie pas certitude.
Le mensonge américain sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein crée un doute qui pèse sur les esprits.

On ne peut donc échapper à la contradiction qu’en essayant la seule voie qui arrêterait la

spirale des pires périls de l’intervention et de la non-intervention. C’est le compromis.

Un tel compromis doit commencer par être un compromis entre les puissances.

Même s’il était enfin prouvé que M. Al-Assad a employé ce gaz contre son propre peuple, même si le gaz est

une arme prohibée depuis la première guerre mondiale et n’a pas été utilisé même au cours de la seconde,

cette arme immonde ne massacre pas plus les civils que les bombardements massifs à gros calibres et bien

entendu la plus petite bombe atomique. Toutefois, c’est un pas de plus dans l’horreur d’une guerre. Que cette

tuerie déclenche une réaction morale tardive qui se traduit en intervention militaire, cela se comprend. Mais

nous sommes devant une contradiction énorme : intervenir, c’est parier dangereusement, mais ne pas intervenir

c’est parier non moins dangereusement, et nous payons déjà les conséquences de ce pari passif, comme l’a été

le pari passif de la non-intervention pendant la guerre d’Espagne en 1937. Les ennemis de l’intervention ont

montré ses dangers. Les ennemis de la non-intervention ont montré ses dangers. Ajoutons que dans l’un et

l’autre cas, il est impossible de prédire la chaîne des interactions et rétroactions qui vont suivre.

Le pari d’intervention est un pari limité à des frappes de « punition ». Il n’est prévu aucune intervention au sol,

et il semble difficile de penser que ces frappes puissent atteindre des objectifs capables de renverser la situation

en Syrie. La guerre civile est déjà en fait une guerre internationale : l’Iran, la Russie, le Hezbollah y participent

du côté du régime ; des aides limitées parviennent aux rebelles de la part de pays arabes et occidentaux, des

volontaires islamistes de multiples pays participent aux combats. Une intervention accroît les débordements du

conflit hors Syrie, notamment au Liban, ce qui risque de transformer une guerre internationale limitée en un

embrasement plus large : elle serait une aventure dont les effets sont inconnus.

 

EFFETS NÉGATIFS PROBABLES

Toute action en situation incertaine risque d’aller à l’encontre de l’intention qui l’a provoquée. C’est ce qui est arrivé

au « printemps arabe » de Tunisie et d’Egypte. En Libye, la conséquence de l’élimination de Kadhafi a été le

développement d’Al-Qaida au Sahel. On ne peut donc éliminer l’idée que l’intervention éventuelle ait des effets

positifs très limités et des effets négatifs très grands. On ne peut éliminer qu’elle ajoute de l’huile sur un brasier

et provoque son extension. On ne peut éliminer l’idée que la « punition » dégénère en punissant les punisseurs.

Elle est de plus mal partie : pas de légitimité de l’ONU, pas de soutien affirmé des pays arabes, défection anglaise.

Un vote négatif du Congrès américain conduirait à l’inaction, car la France ne saurait intervenir seule.

Mais l’inaction est elle-même un pari très dangereux, car la logique aboutit soit à une victoire implacable et

épouvantable de M. Al-Assad, soit, en cas de défaite du président syrien, à une nouvelle guerre civile entre

rebelles laïques et démocrates, sunnites, alaouites, kurdes, djihadistes, et à une décomposition de la Syrie

en fragments ennemis, ce qui est le chemin que prend l’Irak, stimulé par les conflits interreligieux et

interethniques de Syrie.

On ne peut donc échapper à la contradiction qu’en essayant la seule voie qui arrêterait la spirale

des pires périls de l’intervention et de la non-intervention. C’est le compromis. Un tel compromis

doit commencer par être un compromis entre les puissances. Un accord pourrait se faire sur le

compromis entre la Russie, l’Iran, les nations arabes, les nations occidentales, peut-être sous l’égide de

l’ONU, et proposé, voire imposé aux combattants. Il peut sembler inconcevable à beaucoup que Bachar Al-Assad

ne soit pas éliminé. Mais la démocratie n’a été rétablie au Chili qu’avec un compromis qui a laissé le bourreau

Pinochet deux ans à la tête de l’Etat et six ans à la tête de l’armée. L’irrésistible processus pacifique a abouti

à la condamnation de Pinochet. Si une paix avait été conclue en Algérie en 1956 sur un compromis temporaire,

la France n’aurait pas couru le risque d’une dictature militaire qu’a pu éviter le « coup de judo » de De Gaulle,

l’Algérie n’aurait pas sombré dans la dictature du Front de libération nationale (FLN), on aurait évité tant de

massacres ultimes provoqués par l’Organisation armée secrète (OAS) et le FLN.

Le compromis devrait se faire sous garantie internationale, voire avec la présence de forces de

l’ONU. Il arrêterait les massacres et le processus de décomposition de la Syrie. Il arrêterait – avec la radicalisation

actuelle – l’irrésistible progression d’Al-Qaida. Il inhiberait les puissances déchaînées de mort et de folie.

Entre des impératifs éthico-politiques contradictoires, il constitue le plus prudent pour la Syrie, le Moyen-Orient,

la planète.

Ce n’est pas la solution, mais c’est le vrai moindre mal et c’est la possibilité d’une évolution pacifique.

C’est donc le troisième pari qu’il faut tenter, incertain et risqué, mais moins que les deux autres, et, lui,

humain et humanitaire pour un peuple martyr.

 

Edgar Morin (Sociologue et philosophe)