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Alternatives & Révolutions
2 mai 2015

Ensemble! Etat espagnol. Interview de Pablo

Ensemble!

 

 

 

 

Le 24 mai dernier, Podemos et ses listes citoyennes remportaient les élections municipales et régionales en Espagne — ébranlant ainsi l'ancien système politique dominé par le Parti socialiste et le Parti populaire et suscitant, en France, l'enthousiasme et l'espoir de beaucoup, en ces temps sinistres. Dans cet entretien paru il y a quatre jours dans les pages de la New Left Review, Pablo Iglesias revient sur l'analyse de la situation politique espagnole et la stratégie du jeune mouvement, né en janvier 2014. Contradictions à affronter, apparition d'un concurrent comme  le parti Cuidadanos, causes de la crise économique et du récit officiel, post-franquisme, gauche et droite, Games of Thrones,rapport de Podemos à l'État monarchique et pressions allemandes contre la Grèce : le porte-parole s'explique en détail. Nous avons tenu à le traduire afin de nourrir le débat critique francophone.

Vous avez écrit sur les influences intellectuelles qui façonnent l'approche de Podemos, en soulignant les travaux d'Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On peut leur adresser trois critiques en tant que penseurs stratégiques. La première est, qu'au contraire des écrits d'Antonio Gramsci, leur Hégémonie et stratégie socialiste n'apporte pas d'outils d'analyse des tactiques de l'ennemi (la caste, c'est-à-dire le bloc libéral-conservateur de centre gauche et centre droit). Deuxièmement, leurs travaux ne disent pas grand-chose sur la dynamique capitaliste et, sur le fond, traitent le champ économique comme non-problématique — alors que la condition d'apparition de Podemos est la crise économique mondiale. Troisièmement, encore une fois à la différence de Gramsci,Hégémonie et stratégie socialiste a beaucoup à dire sur le discours mais très peu sur les actions (l'élaboration d'un programme de base concret). La réponse à la première question est : une stratégie de l'élite. Face à la crise de régime qui pointe le bout du nez, les dirigeants espagnols semblent avoir adopté une politique de neutralisation en éliminant les facteurs potentiellement aggravants, tel l'ex-roiJuan Carlos qui a été remplacé par un Bourbon au teint plus frais, et en présentant Ciudadanos comme un parti libéral « propre » ; une opération plus réussie que pour To Potami en Grèce. Comme vous le dites, la visibilité de Podemos à la télévision s'est aussi réduite. Ces développements ont-ils altéré les bases de la triple hypothèse de Podemos ? En ce moment, les quatre grands partis (Podemos, Ciudadanos, PSOE, PP) gravitent autour de 20 % des voix, ce qui fait une majorité libérale-conservatrice de 60 % contre un vote anti-austéritaire de 25  %, pour l'ensemble Podemos et Izquierda Unida.

De toute évidence, l'adversaire joue un rôle et les termes de l'affrontement ont changé. Il est vrai que le terrain médiatique est bien moins accueillant pour nous, à présent. Développer Ciudadanos a été un coup très malin de leur part — pas tellement parce que ce parti draine directement des votes de chez Podemos, mais surtout parce que, au niveau du discours, il attaque notre place dans les médias et notre position en tant qu'option du renouveau. Il y a désormais un autre parti du « changement », qui présente des traits fort différents — Ciudadanos étant en grande partie issu de l'establishment libéral. Alors oui, nous sommes en train de reformuler l'hypothèse Podemos. Permettez-moi de vous expliquer. Notre objectif clef a toujours été d’occuper la centralité du champ politique en tirant parti de la crise organique imminente. Cela n'a rien à voir avec le « centre » politique du discours bourgeois. Notre défi dans cette « guerre de position », en termes gramsciens, fut de créer un nouveau « sens commun » qui nous aurait permis d'occuper une position transversale, au cœur du spectre politique nouvellement reformulé. En ce moment, l'espace politique qui était à prendre se réduit du fait de ces contre-attaques du pouvoir, parmi lesquelles on compte la promotion de Ciudadanos. Ainsi, notre tâche est devenue plus difficile ; elle requiert une nouvelle intelligence stratégique. De même, ces interventions de l'adversaire ont créé d'autres contradictions dans notre camp. Nous faisons face à trois difficultés immédiates.

La première est que ce déplacement nous replace dans ce que nous avons considéré, depuis le début, comme un axe perdant : l'axe gauche-droite traditionnel. Nous pensons que, sur cette base, il n'y a pas de possibilité de changement en Espagne. Le risque auquel nous faisons face aujourd'hui est d'être précisément replacé dans cet axe, par opposition au fait de définir une nouvelle centralité qui, au risque de me répéter, n'a rien à voir avec le centre du spectre politique. Le second risque, ou défi, est que, dans ce nouveau paysage, le discours plébéien de Podemos (exprimé en termes de « ceux d'en bas » contre « ceux d'en haut », les oligarques) puisse être réinterprété comme le discours traditionnel de l'extrême gauche. Le résultat étant que Podemos risque de perdre son attrait transversal et la possibilité d'occuper la nouvelle centralité. Le troisième défi, qui est aussi un outil potentiel, est celui de la normalisation. Nous n'apparaissons plus comme des outsiders ; le facteur de nouveauté se dilue petit à petit. Mais, en même temps, Podemos est aujourd'hui plus fort, avec plus d'expérience et une capacité de représentation accrue. Dans peu de temps, nous ferons face à l'énorme défi d'être capables de ré-accorder (ou d'affiner) notre discours afin d'esquiver ces contre-attaques et de rouvrir l'espace désormais fermé. Tels sont nos défis dans les mois à venir. Ils ne seront pas faciles pour nous.

Un exemple concret est le scénario complexe d'aujourd'hui [15 avril], avec la visite du roi d'Espagne au Parlement européen. Ceci nous confronte à une question difficile : la monarchie. Pourquoi difficile ? Parce qu'elle nous interdit immédiatement la centralité du terrain. Grosso modo, il y a deux options. La première, traditionnellement adoptée par la gauche (Izquierda Unida par exemple), est de dire : « Nous sommes républicains. Nous ne reconnaissons pas la monarchie, nous n'irons donc pas à la réception en l'honneur du roi d'Espagne. Nous ne reconnaissons pas cet espace de légitimité pour le chef d’État. » Même si c'est une position éthiquement et moralement louable, ce que nous concédons et admettons, elle nous place immédiatement dans l'espace de la gauche radicale, dans un cadre très traditionnel. Cela nous aliène instantanément de larges couches de la population qui ressentent de la sympathie pour le nouveau roi, et cela quoi qu'elles puissent penser à propos d'autres questions, et malgré l'association mentale entre l'ancien roi et la corruption de l'ancien régime. La monarchie est parmi les institutions des plus hautement estimées en Espagne ; par conséquent, cette position met en scène un antagonisme entre des couches sociales qui sont cruciales pour le changement politique. Deux options donc : soit nous n'allons pas à la réception et restons bloqués dans la grille d'analyse traditionnelle de l'extrême gauche, dans laquelle il y a très peu de possibilités pour des actions politiques ; soit nous y allons, mais du coup Podemos apparaît entouré par les partis de la caste, respectant le cadre institutionnel, comme des traîtres, des monarchistes ou que sais-je...

Qu'avons-nous alors fait dans ce scénario inconfortable et contradictoire ? Nous y sommes allés avec notre esthétique habituelle, nos vêtements de tous les jours, en ignorant leur protocole. C'est une toute petite chose, mais c'est symboliquement représentatif  de ce que fait Podemos. En outre, j'ai donné en cadeau au roi les DVD de Game of Thrones, en les présentant comme un outil d'interprétation de ce qui se passe en Espagne. Notre but est de jouer avec ces contradictions et ces positionnements, avec un message ironique qui est aussi un geste plébéien, et qui jusqu'à présent fonctionne d'ailleurs très bien avec les médias. Cela nous permet de diriger la conversation : non pas monarchie contre république, un discours immédiatement interprété avec les termes hérités de la guerre civile espagnole, ce qui est malheureusement un cadre perdu d'avance dans la bataille pour l'interprétation des faits sociaux. Au lieu de cela, nous essayons de dire que c'est un problème de démocratie : les citoyens devraient, et doivent, avoir le droit d'élire leur chef d’État. D'un autre côté, nous ne voulons pas ressembler à n'importe quel autre parti institutionnel qui soutient la monarchie. D'où le geste plébéien et ironique qui permet à Podemos de jouer avec la transversalité, malgré le risque que cela entraîne. Bien sûr, c'est une posture complexe à maintenir, mais c'est la seule qui puisse garder le jeu politique un minimum ouvert, qui puisse permettre à Podemos de jouer au cœur de ces contradictions et ne pas être relégué vers une position pure mais impuissante, dans le but de remettre en cause le statu quo.

Eh bien, on pourrait aussi avoir autre chose à faire que d'assister à une réception pour le roi d'Espagne ! Mais comment le cadeau de Game of Thrones communique-t-il le message que les gens devraient élire leur chef d’État ?

Une manière concrète de traduire le message est de dire que ce qui est à l’œuvre dans Game of Thrones est une crise de régime, c'est-à-dire que l'image du roi n'est pas celle d'une personnalité institutionnellement consolidée, mais plutôt une image fragile qui est constamment remise en question et qui peut changer à tout moment.  J'ai dit au roi : « Cela pourrait vous être utile pour comprendre ce qui se passe en Espagne. » C'est un message très agressif : « Dans le jeu politique, il se peut que vous cessiez bientôt d'être le chef de l’État, parce que c'est ainsi que la politique fonctionne. » Il s'agit d'une manière ironique et oblique de dire que, pour nous, en démocratie, toutes les options sont possibles. Éviter un cadre perdant et transformer ce cadre de manière à ce que les gens perçoivent ce que nous avons fait en : « Pablo Iglesias a osé parler au roi en usant d'un ton inimaginable pour un leader politique traditionnel. » Ainsi, grâce à ce geste ironique, ce qui est implicite dans ce cas-ci mais a été explicitement dit en bien d'autres (en particulier lors de l'abdication de Juan Carlos), est que toutes les options sont possibles en démocratie, que rien ne devrait être pris pour acquis. Dans cet espace très institutionnalisé et stérile d'actions politiques, la possibilité de déclarer au monarque —par définition, non-élu — que toutes les options sont sur la table et qu'un citoyen peut effectivement exprimer cette volonté est en soi un geste subversif.

Il y a évidemment une autre lecture possible de Game of Thrones, celle d'une banale combinaison d'érotisme légèrement sadique et de guerre pseudo-médiévale sanguinolente, entrecoupée de moments de fausse grande stratégie. Mais avançons vers la deuxième critique de Hégémonie et stratégie socialiste : le problème de la crise économique et le programme économique minimal de Podemos. Vous aviez auparavant évoqué un audit de la dette, c'est-à-dire ouvrir les livres de compte, ce qui semble un premier pas essentiel. Ce qui distingue Podemos de Ciudadanos, ainsi que du PP et du PSOE, est que vous êtes contre l'austérité. Comment allez-vous traduire cela en programme, dans le cadre de la reformulation de l'hypothèse Podemos ?

Il est vrai qu'il y a un pas énorme entre Hégémonie et stratégie socialiste et La Raison populiste, mais même si je me sens plus à mon aise avec le premier ouvrage, j'admets que Laclau a été très honnête en reconnaissant le problème qu’ont les gramsciens (et surtout les néogramsciens) lorsqu'ils abordent et expliquent la relation entre structure et superstructure. La Raison populiste résout ce problème en prenant ses distances avec le marxisme, donc en contournant toute la question, si je puis dire. D'un point de vue théorique, je ne m'associerais pas avec cela mais je pourrais admettre qu'avec La Raison populiste Laclau nous offre un outil, ou un mécanisme théorique, très utile pour l'interprétation pratique de l'autonomie de la politique. Il est entièrement vrai qu'il n'y aurait pas eu de crise du régime sans crise financière, en Espagne ou ailleurs. Mais un problème classique chez les marxistes a été précisément l'interprétation (ou même la compréhension) des mécanismes intermédiaires entre crise économique et crise politique. La distinction gauche-droite, ainsi que les outils conceptuels gauche-droite, posent d'énormes problèmes pour l'interprétation de l'espace politique qui est en train de s'ouvrir en ce moment en Espagne.

La situation actuelle est, en quelque sorte, comparable à celle des années 30. Dans les années 30, il semblait y avoir deux options face à la crise économique et aux crises politiques qui en ont résulté, ces dernières ayant différents avatars selon le pays. L'une était le fascisme en tant que stratégie de retour à l'ordre des classes dominantes ; l'autre, l'option communiste, fut celle du Front populaire : la défense de la démocratie bourgeoise comme option stratégique ou de transition, en vue de réaliser ultérieurement les objectifs socialistes. Aujourd'hui, la comparaison serait que l'option d'une stratégie socialiste (ou une critique marxiste du néolibéralisme) pose d'immenses problèmes en termes pratiques et politiques, c'est-à-dire d'exprimer une réelle opposition qui aurait au moins une chance de résister à l'état actuel des choses. Ainsi, la stratégie que nous avons suivie a été d'exprimer un discours sur la récupération de la souveraineté, sur les droits sociaux, et même sur les droits de l'homme — le tout dans un cadre européen. Même si cela entraîne d'énormes contradictions et ambiguïtés, cela a prouvé notre capacité d'articuler un mouvement socio-politique qui puisse tenir tête au régime, dans le contexte d'une victoire écrasante du néolibéralisme et de la faible adhésion aux critiques marxistes. Dans ce sens-ci, c'est une stratégie viable lorsqu'elle est adoptée sur ce terrain.

Ces ambiguïtés et contradictions sont liées à quelque chose que nous reconnaissons aisément : nous ne sommes pas en train d'appliquer une stratégie de transition au socialisme, mais sommes plus modestes en adoptant une approche néo-keynésienne, tout comme la gauche européenne, en demandant plus d'investissements et le renforcement des droits sociaux et de la redistribution. Cela nous place sur un terrain difficile, ouvert aux critiques classiques des prétentions néo-keynésiennes. Pour des raisons identiques, nous préférons parler de « la caste », les élites privilégiées qui ont détourné le pouvoir du peuple. En Espagne du moins, il semblerait que stratégiquement ce fut la seule façon de créer quelque chose qui n'existait pas. Il est vrai que ce choix du compromis génère des ambiguïtés, au moins tant que nous n'aurons pas pris le contrôle de l’État et de ses institutions. Car il y a deux moments : ce moment-ci, le moment stratégique pour ainsi dire, et puis le moment de l’État ; l'un est indissociable de l'autre.

Permettez-nous de creuser un peu plus dans cette direction : en Espagne, la dette publique est en réalité une dette du secteur bancaire que l’État a assumé. Les gouvernements Zapatero puis Rajoy ont imposé une réécriture de la Constitution afin de satisfaire les exigences de Merkel pour un « frein à l'endettement » et dévasté les lois du travail — c'était le prix du sauvetage à hauteur de 100 milliards d'euros du secteur bancaire privé. Les milliards qui vont aux banques proviennent des restrictions budgétaires qui touchent les retraites, crèches, hôpitaux, l'éducation, le secteur public et les salaires. Derrière le PP, le PSOE et la « caste » se tient le bloc mené par l'Allemagne des puissances et institutions européennes, qui font appliquer les politiques d'austérité. Derrière eux encore se tiennent le Trésor américain et Wall Street. L'Espagne a jusqu'ici été traitée moins durement que la Grèce ; le ciblage moralement ignoble de Berlin sur la Grèce en vue de la calomnier et la punir a été politiquement bien calculé. La question est : quelles mesures concrètes va faire appliquer Podemos afin de faire pencher la balance contre le secteur de la finance et en faveur de la masse du peuple ?

Commençons avec la Grèce. Nos camarades grecs ont développé une stratégie similaire dans un contexte très différent. Cette stratégie a deux éléments de base. Le premier est la tentative de Syriza de rebâtir le caractère institutionnel de son propre gouvernement, lequel avait été entièrement sapé et détruit. Par exemple, en réunissant les conditions de base d'une réforme de l'impôt qui permettrait à l’État une certaine marge de manœuvre au niveau des politiques publiques, afin de réparer le tissu social et reconstruire les liens détruits par l'austérité. Le second élément est la stratégie en politique étrangère de Syriza, qui aspire à générer des contradictions au sein du bloc hégémonique de l'Eurogroupe. Il y eut de timides tentatives, surtout au début, qui visaient la manière dont l'Allemagne gérait toute la situation, et il était clair que le but était de créer des fissures dans le consensus dominant.

Notre stratégie devra être différente car elle partirait du fait que l'Espagne représente 13 % du PIB de la zone euro, alors que la Grèce n'atteint que 3 à 4 %. Nous prendrons comme point de départ le fait que notre marge de manœuvre sera plus grande. Bien évidemment, nous aborderons la même question de la réforme fiscale, dans le but d'accroître les dépenses publiques en investissements et politiques sociales, retraites incluses, et de mettre fin à la baisse des salaires pour soutenir la consommation. Ce sera seulement depuis cette position, après avoir sécurisé le terrain, que nous pourrons aborder la question de la dette au niveau européen — dans le cadre général d'une restructuration de la dette liée à la croissance économique au niveau national, par exemple. Cela présuppose que seule une stratégie au niveau européen qui pourrait créer des contradictions chez l'adversaire, surtout chez les forces sociale-démocrates, pourrait ouvrir la possibilité d'un paradigme réellement alternatif aux politiques d’austérité — lequel à l'heure actuelle n'existe pas. Nous sommes parfaitement conscients de l'immense résistance que cela rencontrerait, en premier lieu dans notre propre appareil d’État, puis bien sûr au sein de l'Eurogroupe. Mais si un pays aussi petit et faible que la Grèce a réussi à devenir un si grand facteur d'instabilité dans la zone euro, notre capacité à causer des contradictions similaires (parmi les forces social-démocrates, voire populaires) sera d'autant plus grande. Ces forces comprendront que le projet européen n'est pas compatible avec les politiques d'austérité, et cela ouvrira un espace politique sur la question de l'économie.

Avez-vous été surpris par l'intransigeance de Berlin face à la Grèce, qui a exigé que Syriza se mette à couper dans les retraites avant que l'argent des créditeurs ne soit délivré ?

Je n'ai pas été surpris, pour deux raisons. Premièrement, parce que même si la Grèce est un État faible, c'est un État qui défie ouvertement et remet en question le modèle de gouvernance de l'UE sous hégémonie allemande : le défi ne correspond donc pas à la taille du pays. La seconde raison est que Podemos est un aussi un joueur, désormais, un challenger dans la quatrième plus grosse économie de la zone euro. Nos camarades grecs nous ont dit que le fait que nous soyons si hauts dans les sondages n'est pas nécessairement une bonne chose pour eux, parce que tout résultat accompli par Syriza sera vu comme une stimulation pour Podemos, une bouffée d'oxygène pour nous. Ainsi donc, leur but actuel n'est pas simplement de contrer les efforts du gouvernement grec, il s'agit de fermer la porte à d'autres prétendants, tels que nous. Faire pression sur Syriza signifie faire également pression sur Podemos, pour montrer qu'il n'y a pas d'alternative. C'est un refrain constant en Espagne : « Vous voulez voter Podemos ? Regardez ce qui se passe en Grèce. »

De notre point de vue, Alexis Tsipras a été très malin en tentant de fabriquer cette image d'une Allemagne isolée, dont les intérêts, même en politique étrangère, ne coïncident pas nécessairement avec le reste de l'Europe. C'est ce qu'il a tenté de faire avec la France et l'Italie, avec moins de succès, mais également avec les pays de l'Est, afin de mettre en lumière le fait que les intérêts de l'Allemagne ne sont pas forcément les mêmes que ceux de l'Union européenne. Ces visites ont été une manière intelligente de suggérer qu'il y a de nouveaux États européens pour qui une alliance avec l'Allemagne n'est pas si bénéfique que ça. C'est donc sans surprise que l'Allemagne se montre dure en négociations.

Retournons à l'Espagne. Une particularité politique est la question nationale. Les centres capitalistes les plus riches, Catalogne et Pays basque, sont divisés de la bourgeoisie madrilène par la question nationale. Il y a donc une bourgeoisie espagnole singulièrement affaiblie dans son ensemble. Quelles opportunités cela crée-t-il en termes de fissures au sein du régime ?

La question nationale est probablement la plus grande affaire encore à régler du Régime de 78 [Constitution espagnole de 1978], lequel parvint à proposer des solutions au moins temporaires, en termes discursifs et pratiques, à bien des problèmes hérités de la dictature franquiste — dont la question sociale. Le Pacte de la Moncloa fut la manière que le régime trouva pour refermer ces blessures ouvertes. Mais cela laissa la question nationale sans solution pérenne — question qui n'a cessé de saigner depuis, surtout en Catalogne, au Pays basque et, dans une moindre mesure, en Galice. Ça n'a pas cessé d'être une contradiction dans l'accord de 1978. Ces dernières années, le conflit au Pays basque a quelque peu perdu de sa centralité, laquelle était essentielle au régime, du fait du cessez-le-feu puis de l'abandon de la lutte armée par l'ETA — bien qu'il reste entre 400 et 500 prisonniers politiques, activistes et syndicalistes, retenus prisonniers dans des geôles à des centaines de kilomètres de leurs familles. C'est toujours un problème politique tragique. Mais comme la question basque perdait de sa centralité, la question catalane devint de plus en plus proéminente. Jusqu'à l'émergence de Podemos en 2014, la Catalogne était l'aspect le plus parfaitement visible de la crise du régime, provoquant des interventions ouvertement contradictoires depuis l'intérieur même du bloc dominant. Par exemple, lorsque la Cour constitutionnelle invalida le Statut d'autonomie révisé que José Luis Zapatero avait conclu avec les autorités catalanes — ce qui a créé un sentiment d'indignation en Catalogne.

C'était une décision qui sortait de l'ordinaire. Quelle en était l'explication ? La politique ?

Oui, probablement. Zapatero savait qu'il avait gagné l'élection de 2004 grâce aux Catalans. Depuis la décision de la Cour de 2010, qui participa à couler politiquement le Parti socialiste en Catalogne, le PSOE n'a jamais obtenu la majorité des voix lors d'une élection générale. Ils ont besoin de deux régions afin de devenir une force hégémonique (l'Andalousie et la Catalogne), et Zapatero était certainement conscient du fait que sans la Catalogne, il serait impossible d'y arriver de nouveau. C'est probablement la raison de son geste en faveur d'une plus grande autonomie catalane, lui donnant plus de marge ; quelque chose que la droite ne pourrait tout simplement pas accepter. Ce fut un coup très dur pour le PSOE, lequel éprouve aujourd'hui des difficultés à se maintenir en tant que parti national, étant devenu une force marginale en Catalogne. La décision de la Cour constitutionnelle, et la façon dont le PSOE a baissé les yeux devant elle, ont été un coup mortel aux chances du PSOE de gagner une future élection générale. Voilà pourquoi la Catalogne est si importante pour nous.

Il est vrai que la résistance catalane au Régime de 78 a perdu un peu de son caractère central avec l'émergence de Podemos, parce que nous avons mis la question sociale plutôt que nationale à l'avant-garde de notre résistance au régime. Lorsque je me suis rendu en Catalogne pour la première fois, j'ai adopté une ligne dure face au nationalisme de droite local, suggérant qu'il était semblable au nationalisme espagnol de droite. J'ai bien fait comprendre que nous soutenons le droit souverain à décider, mais également que la souveraineté signifie écoles publiques et hôpitaux, et non pas direction des élites droitières. Cela provoqua une réponse très agressive de la part des indépendantistes de gauche en Catalogne, qui nous appelèrent « lerrouxistas », c'est-à-dire des progressistes qui, en dernière analyse, sont des nationalistes espagnols. Ce que j'ai tenté d'expliquer encore et encore est que la question sociale est au centre de la crise du régime, et que la question nationale ne peut être comprise ou résolue sans elle. Cela explique sans doute nos succès dans les sondages en Catalogne. C'est un curieux phénomène que nous puissions devenir la première force politique en Catalogne à l'élection générale, cela en dit beaucoup sur ce qui se passe là-bas : Podemos pourrait être, en fait, dans une meilleure position pour entamer un processus démocratique qui pourrait mener à une solution à ce problème. C'est une question difficile pour nous, parce qu'à l'intérieur de Podemos coexistent des sensibilités très différentes. Même en Catalogne, entre fédéralistes, qui voudraient avoir une relation différente avec l'Espagne, et indépendantistes. Notre ligne générale est que l'unique solution sera un processus constituant dans lequel la question nationale-territoriale pourra être discutée avec les conditions fondamentales de la vie publique. Cependant, nous savons que cela nécessiterait un niveau de soutien difficile à imaginer pour le moment.

Pouvons-nous vous prendre au mot à propos du Régime de 78 ? Dans Disputar la democracia, vous avez apporté une superbe condamnation du Régime et de ses piliers (monarchie, Pacte de Moncloa, Constitution, découpage inégal des districts électoraux, système bipartisan, OTAN, etc... ), avec Juan Carlos comme monarque le plus détesté depuis Alphonse XIII. Ce que vous dites a l'air assez confortable, avec la Transition et le Pacte de Moncloa, s'il ne reste que la question nationale à régler.

Je ne dis pas que c'était juste, je dis que c'était une réussite. Notre critique historique et politique de la Transition a toujours été en contradiction avec l'évidence indéniable de son succès social, à l'exception de la question nationale. On peut démasquer la logique de cet accord fait au-dessus de nous entre les élites franquistes et les nouvelles élites politiques et économiques (l'impunité, etc.), mais nous faisons toujours face au problème qu'il y a un formidable soutien de la société à ce processus, encore aujourd'hui. L'image publique inoffensive de la monarchie en est un exemple. Cela signifie que la crise du régime n'est pas formulée en termes critiques de la transition post-franquiste ; on ne peut même pas faire usage de notre analyse de la Transition, que nous avons depuis des années, pour expliquer ce qu'il se passe. Ce que nous faisons c'est mettre la gestion néolibérale du système économique au centre de notre explication de la crise. Nous devons admettre que la crise n'a rien à voir avec la Transition, mais bien avec la gestion néolibérale de la politique espagnole. C'est-à-dire que la désillusion face au régime politique n'est pas liée à la mémoire historique des événements de la Transition, mais à de tout nouveaux ingrédients. Ceci nous force à reconnaître quelque chose de vraiment triste, qui est que la crise en Espagne ne peut être interprétée selon un schéma gauche-droite, comme je l'avais fait dans mon livre sur la transition post-franquiste. En conséquence, nous ne pouvons pas utiliser l'analyse de gauche que j'avais fait de la Transition ; il nous faut nous servir des nouveaux ingrédients apportés par le mouvement du 15 Mai — les Indignés —, ce qui met également en lumière la défaite historique et idéologique de la gauche, ces trente-cinq dernières années, en Espagne. En conclusion, le discours ou le raisonnement dont j'ai fait montre afin d'expliquer la Transition dans Disputar la democracia n'est pas adéquat pour un discours politique actuel.

Mais c’est très frappant que beaucoup de personnes en Espagne parlent de la Transition de 1975-1978 et de la crise du Régime de 1978. Pour le formuler autrement : comment se fait-il que le mouvement des Indignés se soit concentré sur des questions politiques, sur la « vraie démocratie », alors que ce qui semblait en jeu était la crise économique ?

C’est très dur, dans un mouvement de politisation d’une crise, de visualiser un ennemi qui ne soit pas concret. Seules quelques personnes avec un niveau d’imagination politique et théorique élevé seraient en mesure de dire que le problème est le capitalisme. Si on imagine un mouvement de centaines de milliers de personnes, c’est difficile d’imaginer qu’un mot comme « capitalisme » soit capable de traduire tout ce contre quoi ce mouvement s’oppose – c’est simplement logique de pointer « les élites », en tant que personnification concrète de la crise. C’est normal que cela se déroule de la sorte. Podemos avance que le pouvoir de la finance est à l’origine d’un système de gouvernance que nous appelons corruption – un système dans lequel ceux qui exercent le pouvoir ne sont pas ceux qui se présentent aux élections. Cela a été l’intuition politique des mouvements sur les places dès le départ. Et s’est construit autour de l’idée d’un eux unissant indistinctement les élites politiques et économiques — ce qui ne s’appuyait pas sur une analyse historique matérialiste affinée, mais était une interprétation politique logique. Ça a été très efficace pour faire sortir les gens dans la rue et identifier clairement ceux qui étaient responsables de la situation actuelle.

La composition de ces mouvements était très importante – le secteur le plus représenté était celui des classes moyennes appauvries. Les places n’ont pas été organisées ou dominées par des organisations de la classe ouvrière, mais par ces secteurs qui étaient précisément les plus dépourvus de toute représentation collective politique ou corporative. Ceci résonne bien sûr avec ce que Laclau disait : il est difficile d’imaginer l’émergence d’un tel mouvement dans un espace politique où les organisations de gauche et les syndicats seraient très présents. Un tel mouvement ne pouvait prendre de l'ampleur que sur les terres désolées que la droite néolibérale avait créées en Espagne, détruisant tous les espaces sociaux liés à la gauche. Si l'on regarde les régions, les Indignés étaient très forts dans des villes comme Madrid et Valence, où vingt-cinq ans de domination du PP avait détruit les institutions publiques, mais plus faibles dans le Pays Basque et en Catalogne, où la gauche et les syndicats sont forts – là où il y avait une culture politique alternative pour interpréter et organiser la réponse.

Le mouvement des Indignés n’était-il pas fort en Catalogne ?

À Barcelone – pas en Catalogne. Ce n’est pas la même chose.

Est-ce que le mouvement des Indignés vous a surpris ?

Absolument. Quelques semaines plus tôt, lors de notre émission télévisée, il était question des révoltes arabes, où se dessinaient des conclusions plutôt pessimistes, avançant que la crise économique provoquait une agitation politique et des mouvements sociaux dans d’autres espaces géopolitiques mais pas en Espagne. Comme je l’ai déjà dit, le mouvement des Indignés a mis un miroir devant la gauche espagnole et lui a démontré que les partis traditionnels de gauche n’avaient rien à voir avec l’émergence de ces mouvements, et que leurs leaders rencontraient d’énormes difficultés à saisir ce qui était en train de se dérouler. Certains d’entre eux ont même réagi avec colère — de vieux leaders s’exclamant « J’ai été un indignado pendant trente ans ! Où étiez-vous avant ? » —, en croyant que les manifestants ne faisaient que rejoindre un espace politique préexistant ; ils ne comprenaient pas qu’il s’agissait d’un mouvement nouveau, qui était la révélation par excellence de leur échec à mettre en action un tel phénomène.

Quelle a été la base sociologique du mouvement des Indignés ? Des reportages de l’époque suggéraient que la classe moyenne éduquée mais semi-prolétarisée du secteur tertiaire en était l’acteur clé – l’archétype des jeunes diplômés travaillant dans des centres d’appel.

Il n’y a, à ma connaissance, aucune étude sociologique précise de la composition du mouvement, et c’est très compliqué  d’établir un tel profil. Mais, en tant que politologue, je dirais que c’est la tendance générale — de jeunes travailleurs dans des secteurs où il y a peu de présence syndicale, identifiés d’une manière très laclausienne comme étant un milieu populaire ou défavorisé, dans le sens où ils ont été élevés à croire en une identité sociale basée sur un haut niveau de consommation pendant la longue période de la bulle immobilière, pour ensuite être projetés dans une situation d'impuissance et de vulnérabilité sociale après la crise. Malgré la complexité de la composition des Indignés, ces classes moyennes appauvries sont les couches sociales les plus représentées. Le mouvement est allé bien au-delà des grèves générales contre l’austérité précédemment organisées et menées par les syndicats des travailleurs du service public ou de la classe ouvrière. Dans le mouvement des places des Indignés, il était clair que ces masses populaires de la société espagnole étaient très mal à l’aise avec les symboles de la gauche, en particulier les premiers jours. Le drapeau républicain provoquait de la gêne, c’est quelque chose que nous n’avons pas tout de suite compris. Mais il a suffit de passer un peu de temps sur ces places pour comprendre que la composition sociale était très différente de celle des grèves générales, qui relevaient d’une autre culture politique.

Y avait-il une différence générationnelle aussi ?

Les Indignés étaient un mélange, mais les très jeunes prédominaient dans ce mouvement.

Ce qui était véritablement impressionnant après les Indignés, c'étaient les mareas, ces « vagues » spontanées d’organisations contre les mesures d’austérité européennes : le mouvement contre les expulsions, les travailleurs hospitaliers, les enseignants et d’autres… Quelle en a été l’étendue en Espagne ?

L’un des plus précieux legs de 15-M, dans ce processus d’accumulation politique très rapide, a été cette culture de la mobilisation, qui a offert aux mouvements sociaux une manière d’agir. Les mareas ont probablement réuni moins de personnes que les Indignés, mais leurs méthodes se sont avérées bien plus efficaces. Il y a eu trois principaux mouvements : le réseau anti-expulsion, PAH [Plataforma de Afectados por la Hipoteca, plateforme des victimes de prêts hypothécaires], le mouvement Marea Blanca pour la défense des services de santé publique, et Marea Verde pour la défense du service d’éducation publique.  Ils ont tous développé une incroyable capacité à parler de problèmes politiques concrets, un discours public très clair et précis. Ces mareas ont offert un terrain de formation, une école pour des cadres politiques, autre fonction historique très importante. Un très grand nombre de ceux qui ont acquis une expérience de leadership dans ces mouvements sont venus rejoindre Podemos ; les rangs des dirigeants du parti sont largement constitués de personnes provenant de ces mouvements sociaux. C’était une conséquence naturelle : les Indignés ont politisé la société civile et s’en est suivi ce processus de formation d’activistes, qui a mené à l’étape suivante : donner au mouvement une expression politique et électorale.

À propos de la création de Podemos : pourquoi avez-vous choisi cet affreux nom qui rappelle le slogan de la campagne démocrate aux Etats-Unis ?

C’est un bon nom ! Il vient des mouvements de masse — Sí se puede! [Si, c'est possible/on peut!] — qui est le slogan de la PAH, le mouvement anti-expulsion. En espagnol, « Podemos » marche vraiment bien. Cela avait été utilisé par deux partis d’Amérique latine avant Obama, en Bolivie et au Venezuela, un de gauche et l’autre de droite. Et le premier président noir des États-Unis est plutôt populaire en Espagne. Ça a été repris par des compagnies de marketing qui l’ont testé et l’ont trouvé réussi. Vous pouvez le voir sur toutes sortes de panneaux publicitaires, ce qui ne nous nuit en aucune façon.

Sur la manière dont les grands partis ont géré la crise : c’était le PSOE dirigé par Zapatero qui a démarré le programme d’austérité ?

Oui, en 2011. Zapatero a probablement été le président socialiste qui a été le plus loin dans les réformes des droits civils, et même sur le plan de la politique étrangère, particulièrement en relation avec les États-Unis — en retirant les troupes espagnoles d’Irak, quoique pour les envoyer en Afghanistan. Dès le départ, il était assez timide sur les questions sociales. Mais il y eut un virage en septembre 2011 : l’accord avec le Parti populaire pour changer l’article 135 de la Constitution, introduisant ainsi un plafond sur le déficit public au niveau national, régional et municipal. Ça a été le moment qui a cristallisé la réalité de la Grande Coalition et l’a rendue claire aux yeux de tous. Cela a eu le même effet dévastateur sur le Parti socialiste que pour tous les précédents partis sociaux-démocrates européens, de la Troisième Voie de Tony Blair à l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder. Cela a prouvé qu’il était impossible pour cette nouvelle version du social-libéralisme de préserver l’apparence d’un gouvernement d’alternative sous le paradigme de l’austérité. Sans questionner ce paradigme, l’espace d’un projet social-démocrate comme alternative s’est effondré.

Même lorsqu’ils tentent de sortir de ce piège discursif, ils se confrontent à d’intenables contradictions. Voici un exemple concret pour l’illustrer : l’autre jour, j’ai rencontré un groupe appelé les Économistes contre la Crise. Sa composition est assez hétéroclite mais il y a principalement des économistes proches du Parti socialiste. Ils ont construit un programme économique sensé et ils souhaiteraient que l’ensemble de la gauche, du PSOE à Podemos, puisse s’unir autour de lui. J’ai lu ce programme et je leur ai dit : « Si ceci est la plate-forme, je peux négocier avec le Parti socialiste immédiatement – nous pouvons entrer au gouvernement demain. » Mais je sais parfaitement qu’il est absolument impossible pour le PSOE de mettre en œuvre ce programme. Il y a beaucoup de gens, même parmi les économistes du PSOE, qui comprennent que le paradigme de l’austérité est inapplicable, mais le parti lui-même ne peut pas sortir de ce modèle.

Le PSOE a dirigé le pays pendant des années avec un modèle économique basé sur l’inflation immobilière et les bulles d'emprunts. Ne sont-ils pas les premiers responsables de son effondrement ?

Absolument. Mais l’ironie réside dans le fait que le Parti socialiste a créé les conditions matérielles pour un modèle de gouvernance qui autorise l’hégémonie du Parti populaire. En dépit du fait qu’il ait eu à gérer les retombées de la crise depuis 2011, le PP s’est montré plus résistant aux conséquences de l’échec de ce modèle économique. Tous les scrutins – exception faite de l’Andalousie qui est un cas particulier – montrent que le PP améliore ses scores. Le PSOE a créé les conditions pour que son adversaire présumé réussisse.

Comment dessineriez-vous la géographie de l’austérité en Espagne ?

D’abord, il y a l’inégalité verticale, qui est immédiatement visible dans les villes d’Espagne. À Madrid, il y a un écart allant jusqu’à sept ans de différence d'espérance de vie d’un quartier à l’autre – le même écart qu’il y a entre l’Espagne et le Mexique se retrouve à l’intérieur de la capitale. C’est aussi le cas entre les régions – il y a une très vaste différence de niveau de vie entre l’Andalousie ou l’Estrémadure et le Pays Basque, par exemple. À Valence, le PP a eu une politique combinant des dépenses massives dans de gros projets de construction – événements sportifs et palaces, construits principalement grâce à la corruption –, alors que des élèves d’écoles publiques étudient dans des structures préfabriquées, sans chauffage, et la dette publique par habitant est l’une des plus élevées d’Europe. C’est la parfaite image du modèle de gouvernance de la droite néolibérale. [...]

Comment Podemos déterminera ses politiques de coalition après les élections régionales et municipales du 24 mai ?

C’est tout d’abord un problème stratégique pour nous, car notre principal objectif – nous avons été très clairs là-dessus – sont les élections générales de novembre. Ainsi, chaque décision et chaque situation doit être analysée à la lumière de la position dans laquelle nous serions pour les prochaines élections générales. En même temps, il y a une large volonté politique pour le changement, et cela implique une situation où quelqu’un doit assumer ce rôle. Il y a bien sûr la question du nombre mais, derrière ces chiffres, se cache notre capacité à mettre la pression aux autres. Quand ils nous demandent « Ferez-vous des accords avec le Parti socialiste ? », nous répondons toujours : « les socialistes devront faire un virage à 180 degrés ». Nous savons qu’au sein du PSOE il y a deux tendances. La première a une logique de système, ou de régime, qui soutient que la principale priorité est de nous stopper, d’arrêter ce mouvement – pour eux, cela va se traduire par une grande coalition avec le Parti pPopulaire ou avec Cuidadanos. La seconde répond à une logique de parti, qui sait que ce type de trajectoire va entraîner l’implosion du PSOE – et donnerait à Podemos de la place pour prospérer. Donc, cela dépendra du résultat, cela dépendra de notre analyse des situations, prenant en compte notre habilité à exploiter ces contradictions sur le terrain de nos adversaire de manière productive – notamment si, comme les sondages le suggèrent, nous nous dirigeons vers un système à quatre parties, avec des pourcentages entre 15 et 25 %. [...]

Comment les candidats de Podemos sont choisis ?

Des primaires ouvertes par votation en ligne – tout le monde peut concourir ; il est seulement nécessaire d’avoir l’approbation d’un des cercles Podemos, local ou sectoriel, et tous les membres peuvent voter. Aux élections du 24 mai ; nous expérimentons un nouveau scénario : faire concourir des candidats sans visibilité médiatique, alors qu’une des caractéristiques de Podemos, jusqu’à maintenant, est que nos dirigeants sont très visibles dans la sphère médiatique. Cela sera le premier test pour la marque — pour ainsi dire — Podemos : travailler avec des candidats qui viennent de la société civile, qui ont un profil professionnel solide, par exemple, mais sans exposition publique jusqu’à présent. Nous allons voir combien la « marque » — c'est un mot horrible, mais vous comprenez le sens —, nous allons voir quelle force elle a lorsque les candidats ne sont pas connus.

Donc, à la différence des autres parties politiques, la sélection des candidats est en dehors de vos mains – vous ne savez pas qui ils seront ?

Il n’y a pas eu de grosse surprise. Systématiquement, les primaires ont produit des candidats qui avaient déjà un profil actif et travaillaient très dur dans les différentes structures de Podemos, donc la méthode a été assez « honnête » dans ses résultats. Le fait que nous ne connaissions pas une partie de nos candidats ou de nos cadres vient du fait que nous sommes une si jeune organisation, grandissant si vite que nos structures se sont multipliées, et bien évidemment il y a des gens partout que nous ne connaissions pas avant. Mais ce sont quasiment toujours des gens qui proviennent de Podemos et y ont joué un rôle actif. Il n’y a pas de caractère aléatoire — pas de grosse surprise. Ils sont passés par les mêmes expériences que nous. Ils sont Podemos.

Entretien de la New Left Review traduit pour le site de Ballast. Texte original : « Spain On Edge »,www.newleftreview.org, 26 mai 2015 — Traduit de l'anglais par Farid Belkhatir, Cihan Gunes et Alexis Gales.

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