Frédéric Lordon : « La jonction de la jeunesse et du salariat est le pire cauchemar du pouvoir »

 

 
La figure de l’intellectuel engagé n’est décidément pas près de disparaître et l’économiste et philosophe Frédéric Lordon nous le rappelle depuis quelques semaines. Le disciple de Karl Marx et de Baruch Spinoza, visiblement porté par l’enthousiasme qui a suivi la sortie en salle du film “Merci patron” de François Ruffin, est aux avant-postes du mouvement de contestation au projet de loi El Khomri. C’est lors de la première soirée “Nuit Debout” du 31 mars, après un discours enflammé place de la République à Paris, que nous l’avons brièvement questionné.
Le Comptoir : Vous êtes l’un des rares intellectuels que nous voyons aux côtés des manifestants. Le rôle de l’intellectuel a-t-il changé ?

LordonFrédéric Lordon : Je ne sais pas s’il a changé ou si ce sont les gens que l’on appelait auparavant “intellectuels” qui ont changé. Depuis la fin des années 1970, qui étaient des années de haute théorie et d’engagement politique intense, les universitaires se sont repliés dans leurs tours d’ivoire. Ils en sont même venus à considérer que prendre part à des débats politiques était honteux. Je pense que c’est une erreur profonde. Ça ne veut pas dire qu’il faille faire n’importe quoi dans l’engagement politique. Et disant cela, je me rends très bien compte qu’on pourrait m’accuser de faire n’importe quoi, ce dont je me fous d’ailleurs, comme de mon premier papier. Mais il faut essayer de conjuguer les deux ensemble : le travail théorique et l’attention à ce qui se passe dans la société et aux mouvements qui naissent. Il n’y en a pas eu beaucoup, quand même, ces dernières décennies. Là il se passe quelque chose, et je pense que ça serait une faute politique, et même une faute intellectuelle, de ne pas intervenir.

« C’est comme si à presque cinquante ans de distance, des générations se parlaient. »

Ce mouvement peut-il mener à un nouveau Mai-68 ou en sommes-nous encore loin ?

Je ne sais pas. Je me méfie en général du rabattement du présent sur des références historiques. Mais, je dois vous dire qu’hier à Tolbiac (30 mars 2016, NDLR), j’étais quand même très impressionné par l’ambiance, l’effervescence, l’engagement collectif et par toute une atmosphère, notamment par ce qui était écrit sur les murs. C’est comme si à presque cinquante ans de distance, des générations se parlaient. C’était assez drôle.

mai68Mais comme le relevait Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, l’histoire se répète toujours deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Ce serait bien de faire mentir la prophétie marxienne – si l’histoire se répète, que ça ne soit pas comme farce. Après coup d’ailleurs, on pourra peut-être dire que la première fois, Mai-68, aura été la farce. Il faudrait que cette fois-ci n’en soit pas une. Non, j’exagère un peu en disant ça. On ne peut pas jeter Mai-68 simplement au nom de quelques pitres qui en ont trahi l’esprit et l’intention. Mai-68 a bel et bien existé et ça n’était pas une farce. C’est cela qu’il faut retrouver.

 

Vous réclamez plus que l’abrogation de la loi El Khomri. Alors que devons-nous défendre ? La démission du gouvernement ? La sortie de l’euro ? L’abolition du salariat ?

En effet, je pense qu’il faut en finir avec les combats défensifs. Les trente dernières années nous ont vu parer les balles en fond de cours et courir dans tous les sens comme des malheureux. Le patronat et le gouvernement nous en remettent chaque fois une dans les pattes et on n’en finit pas. Il faut sortir des combats défensifs. C’est pour ça que j’insiste sur ce thème de l’abandon de la revendication. Évidemment, la revendication conserve un sens, notamment pour ceux qui ont choses très concrètes, très prosaïques, à gagner, dont les combats ne sont pas vains. Mais on ne peut pas s’arrêter là. Ce qui s’offre à nous, c’est le moment de la réappropriation politique.

Vous souhaitez une convergence des luttes : Goodyear, les cheminots, NDDL, etc. Comment pourrait-elle s’effectuer ? Avec quelles forces et quelles alliances de classes ?

C’est précisément cela que les gens qui organisent cette soirée travaillent à produire. Alors comment le faire ? On ne sait pas : on essaye et puis on voit ! On va voir ce que ça donne.

Une manifestante : Vous croyez qu’on leur fait peur ?

Lorsque je vois la violence avec laquelle ce pouvoir-là a envoyé la flicaille dans l’amphithéâtre de Tolbiac ou tabasser des lycéens, je comprends que c’est un pouvoir qui est en train de perdre les pédales. C’est un pouvoir qui commence à avoir peur et fait n’importe quoi ! Je pense que la jonction de la jeunesse et des classes ouvrières, et plus largement du salariat, est le pire cauchemar du pouvoir. Et c’est ça que nous essayons de faire advenir tous ensemble.

Rêve général

Est-ce que vous pensez que la jonction de Paris et de la province est envisageable actuellement ?

Je pense qu’elle est très importante. Elle est même stratégique. Au moment où nous parlons, il y a des soirées similaires qui sont organisées dans des villes de province : à Rennes, à Lyon, à Toulouse, etc. Ce n’est pas un événement parisien ponctuel et isolé. Ce qui nous agite, agite toute la société. Et il faut en effet que toutes les villes s’établissent en réseau. Je ne sais pas jusqu’où ira ce commencement.

« Si j’étais à la hauteur de ce que je vous dis maintenant et que je savais joindre le geste à la parole, il faudrait que j’aille faire des interventions en banlieue. »

Mais n’est-ce pas un leurre ? Est-ce que ce mouvement ne concernerait pas que les centres-villes, sans les banlieues et le périurbain ?

Moi, je pense que l’une des grandes jonctions à faire, et probablement la plus difficile, est celle qui ajouterait au regroupement du salariat et de la jeunesse, la jeunesse ségréguée des banlieues. Il ne faut pas se raconter d’histoire, cette jeunesse est absente ou très peu présente ici. On a loupé le coche en 2005. Il s’est passé quelque chose qu’on a aussitôt disqualifié, en le plaçant dans la catégorie infamante d’émeute, comme si c’était une espèce de soulèvement aveugle. Alors que c’était un soulèvement dont le caractère profondément politique était indiscutable. Il aurait fallu travailler à le politiser. Je dis ça, ça fait inspecteur des travaux finis. Mais des gens ont essayé avec plus ou moins de bonheur. C’est ce travail qu’il faut continuer. Si j’étais à la hauteur de ce que je vous dis maintenant et que je savais joindre le geste à la parole, il faudrait que j’aille faire des interventions en banlieue.

Les partis sont discrédités. Les syndicats se sont enfermés dans leur grande majorité dans une forme de réformisme. Quelle organisation pour ce mouvement ?

Pour le moment, il n’y a pas d’organisation. Toutes les formes institutionnelles de l’ordre politique présent sont totalement disqualifiées. C’est un ordre institutionnel qui est en train de crever et la seule chose à faire, c’est de lui passer sur le corps.

Mais l’État – renforcé par l’état d’urgence –, l’Union européenne et le patronat sont très puissants. Comment une poignée comme nous, sans organisation, pourra-t-elle résister ?

En travaillant à l’extension d’un mouvement comme celui-ci. C’est seulement de cette manière que nous devons agir. Et nous verrons bien quelle est notre puissance réelle et si nous produisons un effet ou si nous échouons. Il est très possible que nous échouions, car c’est le lot de l’activité politique dans la condition minoritaire. Si nous échouons, ce n’est pas grave, parce qu’il en restera quelque chose.

Et on aura essayé…

Et nous réessaierons dans dix ans, etc. Car les mêmes choses continueront de produire les mêmes effets, jusqu’à ce que ça craque.

Entretien réalisé avec l’aide de Noé Roland et des manifestants.

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