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Alternatives & Révolutions
3 septembre 2016

NICOLAS LEBOURG: " QUAND ON LE PLAGIE, LE FN RADICALISE SON DISCOURS POUR CONSERVER SA PLUS-VALUE "

L'HUMANITÉ
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR GRÉGORY MARIN
VENDREDI, 2 SEPTEMBRE, 2016

 

Nicolas Lebourg : « Quand on le plagie, le FN
radicalise son discours pour conserver sa plus-value »
Nicolas Lebourg
Nicolas Lebourg
Photo : Manuel Braun

S’adresser directement à des électeurs imaginaires du Front national pour finalement s’éloigner des stéréotypes, c’est le pari fait par l’historien de l’extrême droite Nicolas Lebourg, dans ses Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout.

Votre livre (1) ne s’adresse pas vraiment à un électorat Front national uniforme tel qu’on le voit à la télé, inculte et braillard, mais à ce « conglomérat électoral » tel qu’une partie des chercheurs le définissent désormais. Dans quel but avoir choisi cette forme ?

NICOLAS LEBOURG Plutôt que de pointer le lumpenprolétariat FN, je préfère noter qu’il n’y a pas d’ouvrier parmi nos députés. Si l’électorat frontiste avait connu une nette prolétarisation en 1995, entraînant le passage de l’autoqualification de « vraie droite » à celle de « ni droite, ni gauche », les choses ont changé. Le FN aujourd’hui a considérablement approfondi l’interclassisme de son électorat. La mise en avant perpétuelle des ouvriers FN est aussi une manière de mettre sous le tapis la droitisation d’une partie des classes bourgeoises, qui peuvent ainsi se targuer de partager les soucis du peuple. Actuellement, 19 % des électeurs vivant dans des foyers ayant plus de 6 000 euros mensuels pensent voter pour Marine Le Pen, contre 36 % pour les moins de 1 250 euros. Le livre parle à des personnes saisies par l’inquiétude du déclassement. Le but est de les rendre tangibles, avec une épaisseur humaine : bien souvent, à gauche, on applique à l’électorat FN la formule de Manuel Valls : « Comprendre, c’est excuser. »

Il y a tout de même peu de chances que ces électeurs le lisent…

NICOLAS LEBOURG Je ne sais si les pro-FN le liront, mais je serais ravi s’il leur était passé par leurs proches anti-FN et que ça puisse servir de passerelle de discussion.

Pour dégager des profils d’électeurs, vous reprenez la citation de Robert Bresson : « Je vous invente comme vous êtes. » Comment les avez-vous imaginés ?

NICOLAS LEBOURG On a une dérive de l’usage des enquêtes d’opinion, avec l’idée qu’il y a le vote des ouvriers, des catholiques, des jeunes, etc. Or un être humain ne correspond pas à un seul segment : il peut être, comme dans l’un des chapitres : une femme, en temps partiel, en famille monoparentale, dans un quartier à forte présence de personnes originaires des mondes arabo-musulmans, etc. J’ai pris les traits de sociologie du vote FN et je les ai combinés pour faire des personnes humaines, afin de faire comprendre leur vote. Les villes sont choisies pour leur structure sociale et pour moitié parce que j’y ai vécu : ces gens sont peut-être des amis perdus de vue qui ont suivi leur chemin, donc je ne vais pas les vilipender mais discuter avec eux. Je montre aussi quelle est la problématique ethno-culturelle par laquelle ils expliquent leur penchant FN et quelles sont en fait les structures sociales qui éclairent la production de ce choix.

Vous faites le portrait de catégories qui auraient ou vont « basculer » vers le vote Front national, notamment des fonctionnaires en voie de précarisation. Où mord cet électorat, à qui manquera-t-il, droite, gauche, abstentionnistes ?

NICOLAS LEBOURG La petite fonction publique offre un grand espace au FN, et son précariat – pensez à tous ces profs non titulaires que l’on paye dans certaines académies sans respecter la grille salariale fixée par le ministère, que l’on envoie en première ligne d’une société en crise en les traitant de parasites… Ces gens croyaient en l’État providence, mais tous les gouvernements ont attaqué ce dernier, faisant ainsi passer l’idée de déclin dans ces catégories, ce qui a droitisé leurs représentations sociales. Il n’y a plus que 15 % des fonctionnaires qui estiment que les politiques publiques sont au service de l’intérêt général, et 77 % des enseignants rejettent la politique éducative en place. Pour la gauche qui croyait ces catégories acquises il y a là une alarme évidente. Globalement, chez les précaires, il existe un survote FN, quel que soit leur âge, sexe, religion, etc. Ils ont une demande d’inclusion sociale, on leur répond par l’atomisation du travail.

Vous plaidez pour un retour au politique sur des bases plus clivées, qui peuvent apparaître « vieille France » comme vous dites. Une droite autoritaire avec des valeurs républicaines, une gauche qui assume pleinement son ambition sociale… Cela suffira-t-il à couper l’afflux d’électeurs vers le FN ? Ce parti capitalise aussi sur les manques des autres, notamment sur des questions non traitées (comme les intellectuels précaires que vous évoquez dans la « Lettre à un étudiant gay néoparisien »), alors même que ce parti produit peu de réponses à ces questions.

NICOLAS LEBOURG Il y a ce que je nomme la « règle de l’autonomie de l’offre politique » : depuis les années 1960, dans tous les pays de l’Union européenne, les tentatives de décalque des thèmes nationaux-populistes se payent par un transfert des votes à leur avantage. François Duprat, numéro deux du FN jusqu’à son assassinat en 1978, exposait que le thème de la corrélation entre chômage et immigration devait permettre de capter des voix populaires, d’être plagié par les partis de droite et, de là, faire que le FN soit dédiabolisé. La droite avait capté en 2007 les commerçants et artisans avec son discours sur « la France qui se lève tôt », elle les a rendus au FN avec sa dérive identitaire. Il faut que la droite arrive à réarticuler son discours pour le libéralisme et contre la société d’individus autonomes, sans être la gauche, sans plagier l’extrême droite – là dessus Alain Juppé est efficace. Quand on regarde les élections (départementales et régionales – NDLR) de 2015, on voit qu’une raison structurante du vote FN, c’est le déséquilibre de l’aménagement du territoire. Or on n’y change rien, préférant aujourd’hui parler du burkini… On a une économie qui a muté vers les services, 38 % des jeunes sont diplômés du supérieur, et résultat : on a une explosion de la précarité des jeunes formés, cultivés, qui ont le sentiment qu’aucune place n’est disponible pour eux. Mais on les « invisibilise » en les nommant « bobos ». De son côté, le FN ne propose pas une réponse structurelle mais une vision du monde cohérente : la globalisation serait en fait une orientalisation, et pour s’en sauver il faudrait un retour à l’autorité et à la souveraineté. On ne change pas la vie, mais on l’interprète : la chemise chinoise, le kebab qui remplace le bar-tabac, tout ça est mis ensemble pour dire que le déclassement des personnes est lié à celui de la nation, fruit de son orientalisation.

Ses électeurs se divisent en ceux qui ont une conscience de classe et voteraient FN pour être protégés (« Lettre à un plombier juif de Vénissieux ») et ceux qui n’en ont pas mais ont une conscience ethno-raciale (« Lettre à une caissière de Perpignan »). En filigrane, c’est ce thème de l’immigration qui revient. Si on creuse n’importe quel sujet développé au FN, on en arrive toujours là. Peut-on dire qu’il a changé ou adapté son discours ?

NICOLAS LEBOURG L’immigration est la première motivation des électeurs Front national. Et sur ce sujet les tentatives de récupération de gauche et de droite sont toujours vouées à l’échec car depuis trente ans le FN applique la même tactique : quand on le plagie, il radicalise d’un cran son discours pour conserver sa plus-value. L’idée que la fermeture des frontières permettrait de financer l’État social sans nouvelle pression fiscale est très forte, et permet de rallier aussi bien des CSP+ libérales que des classes moyennes paupérisées plus interventionnistes. Il y a profondément l’idée d’une hiérarchie sociale qui doit être légitime avec la désignation des « profiteurs », qui, ethnicisation des représentations sociales oblige, seraient les « assistés » issus de l’immigration. Concernant cette question, je crois qu’il faut arriver à l’intégrer à nos programmes scolaires et de là à notre récit commun : ça fera hurler Zemmour, mais il faut faire comprendre à nos concitoyens qu’elle est un phénomène structurellement lié à la globalisation depuis le XIXe siècle. Que lui et ses admirateurs en pensent ce qu’ils veulent, mais sur des bases rationnelles.

Dans la période particulière que nous traversons, je pense au risque d’attentats, vous dites que « la demande autoritaire a atteint l’hégémonie culturelle ». Le FN, à force d’imposer ses thèmes de prédilection, laïcité et islam, et par extension (puisqu’il fait le lien) immigration, délinquance et terrorisme, peut-il réussir à traduire cette angoisse dans les urnes ?

NICOLAS LEBOURG Plus de 80 % des sondés exigent de l’autorité supplémentaire, des majorités de sondés estiment judicieuse l’idée de l’internement de suspects, et même une revalorisation de l’idée de l’usage de la torture, etc. Bref, on assiste à un retour en force de l’idée que l’État a une fonction biologique de contrainte des corps. Or, depuis des années, il n’y avait eu que le Front national à ainsi assumer cette notion biopolitique dans son offre. Il a un temps d’avance et peut dire que, face au terrorisme transnational, la solution souverainiste autoritaire est en fait la plus crédible.

À plusieurs reprises vous évoquez « l’esprit du 11 janvier » ou ce qu’il en reste. Nous devons « être rassemblés avant qu’il ne soit trop tard ». Rassembler qui et sur quelles bases ?

NICOLAS LEBOURG Il y a une demande unitaire, qui correspond historiquement à notre culture politique. Insatisfaite, elle construit la demande autoritaire, et pour certains le « nous » se fait sur la haine de l’autre. D’autres font des appels à la République qui se soldent par un conservatisme interclassiste anti-société multiculturelle. Pour la gauche il me semble que son principe premier, c’est l’émancipation, celle des personnes et celle du collectif. Tant qu’elle n’aura pas un contre-projet assurant cette émancipation à double niveau, elle ne pourra que faire le lit de l’extrême droite. En outre, il faudrait sortir de ces débats puérils sur la société multiculturelle : en France il n’y a que des marges à vouloir une société multicommunautaire, ce qui existe, c’est une société multi-ethnique et multicultuelle, et, à moins que l’on ne veuille expulser de force des milliers de Français, ça ne changera pas. La question est derrière nous mais ce n’est pas clairement dit.

Ce livre tranche avec le travail usuel d’un politologue ou historien de l’extrême droite. Vous dites vouloir « assumer (vos) positions ». De quoi est-ce l’expression ?

NICOLAS LEBOURG Sincèrement ? De la lassitude. Je suis fatigué d’un débat public résumé à des cris de haine arrogante. Dans mes livres, je n’avais jamais donné mon avis sur les extrêmes droites. J’ai voulu discuter courtoisement, en ayant donc l’obligation éthique de dire pourquoi je n’y crois pas. J’ai voulu aussi expliquer comment les autres partis dysfonctionnaient à ce sujet. Je tente ça humblement, et donc j’utilise un procédé narratif très inclusif pour le lecteur. Mais, à côté des travaux académiques classiques, j’ai toujours eu des démarches d’éducation populaire.

Par ailleurs, vous écrivez « du FN on en entend, on en regarde, on en lit à flux constant ». Est-ce un problème de complaisance des médias, de facilité ?

NICOLAS LEBOURG La fausse analyse du vote FN est devenu un genre en soi pour vendre ses idées préétablies : l’islamophobe vous dit que c’est à cause de la société multiculturelle, le gauchiste à cause de la souffrance sociale, etc. Résultat, on ne traite pas les questions structurelles et à la fin, comme France Inter cet été, on invite Philippot pour parler du Front populaire. Quand, comme moi, ça fait vingt ans que vous suivez l’extrême droite, il y a de quoi se lasser, non ?

(1) Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout, de Nicolas Lebourg. éditions Les échappés. 136 pages, 13,90 euros.
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