Deux mouvements de contestation en particulier ont joué un rôle crucial dans l’ascension du vétéran du parlement. D’abord, les manifestations étudiantes de 2010 contre le triplement des frais d’université. L’occupation des locaux du Parti conservateur avait déclenché l’un des mouvements les plus importants de l’histoire récente britannique : plus de 100.000 jeunes étaient descendus dans les rues, et une douzaine de facs avaient été occupées. Cristallisant la colère engendrée par la crise financière de 2008, la contestation étudiante avait impulsé dans son sillage un mouvement anti-austérité plus global, organisé par des collectifs tels que Occupy London et UK Uncut.
Cette jeunesse, qui s’était lancée dans la mobilisation sur un registre générationnel relativement apolitique, s’est politisée dans la lutte contre la hausse des frais d’inscription, en intégrant notamment la question des migrants, du féminisme et du logement à son discours sur le précariat. Elle a non seulement voté pour Corbyn, mais aussi contribué à moderniser sa campagne grâce à sa maîtrise des outils numériques et une approche créative de l’activisme.
Le deuxième socle de son assise politique est le mouvement anti-guerre. Corbyn présidait depuis 2011 la coalition Stop the War, qui avait organisé la manifestation de deux millions de personnes contre l’invasion de l’Irak en 2003 — la plus grande protestation de masse de l’histoire britannique. Il s’agit là d’une génération plus âgée, celle de Corbyn, qui était rentrée dans le parti attirée par la politique radicale de Tony Benn dans les années 1960 et 1970. L’importance des mouvements ne doit pas occulter toutefois le rôle essentiel des syndicats, notamment du secteur public, qui subit depuis des années des gels de salaire et des privatisations. Sous la pression de leurs bases, les deux grandes formations syndicales, Unite et Unison, ont apporté un soutien décisif à Corbyn,
Si les mouvements des places en Grèce et en Espagne ont fait émerger de nouvelles formations – Syriza et Podemos – à la gauche des partis socio-démocrates, le scrutin uninominal à un tour en vigueur au Royaume-Uni rendait quasi impossible un tel scénario outre-Manche. Ni le Parti vert ni l’Ukip de l’eurosceptique de droite Nigel Farage n’ont en effet réussi à accéder au Parlement. L’opposition aux politiques néolibérales et austéritaires se devait de conquérir le Parti travailliste.
Encore a-t-il fallu, pour cela, le coup de pouce improbable venu de la réforme du système électif au sein du Labour, pourtant poussée par les blairistes ! En permettant à tout citoyen de participer au scrutin pour un droit d’entrée de quatre euros, l’aile droite du parti avait parié que l’ouverture au grand public affaiblirait l’influence des syndicalistes. Ils étaient loin de se douter qu’une figure aussi désuète du travaillisme social en récolterait les bénéfices. « Si votre cœur bat pour Jeremy Corbyn, vous devriez vous faire transplanter », avait cru bon de plaisanter Tony Blair, en juillet 2015.
Et maintenant ? Le lien avec les mouvements n’est pas près de se distendre. Détesté par l’establishment du Labour, bien déterminé à lui faire sa peau, le député d’Islington n’a d’autre choix que de réhabiliter la politique de masse s’il veut conserver la direction du parti et remporter les élections en 2020. Lors de son premier débat à la Chambre des Communes avec David Cameron, il avait annoncé la couleur en lisant six des 40.000 questions que le public lui avait fait parvenir par mail, sur les loyers, les soins de santé mentale ou l’aide sociale…
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Si le revers subi en mai lors des élections locales et régionales conforte l’appareil du parti dans l’idée qu’il ne pourra l’emporter en 2020 qu’en se positionnant au centre, Corbyn reste persuadé du contraire, et continue à émettre des propositions radicales répondant aux revendications des mouvements sociaux qui l’ont soutenu. On trouvera donc dans son programme la gratuité de l’université, la renationalisation des chemins de fer et de l’électricité (en associant à la gestion les employés et les usagers de ces services), le contrôle des loyers, l’introduction d’une taxe sur les transactions financières ou encore le quantitative easing [1] au profit du peuple”. Et peu importe si les notables du parti s’époumonent sur ces « retours en arrière » et sur l’urgence de réduire le déficit public : que ceux qui veulent plus d’austérité votent pour les Tories.
Margareth Thatcher disait que sa plus grande victoire était le New Labour de Tony Blair, c’est à dire la conversion, depuis 1994, de l’opposition travailliste à la doctrine néolibérale. Qu’il gagne en 2020 ou pas, Corbyn est bel et bien en train de tirer la scène politique britannique vers la gauche.