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Alternatives & Révolutions
11 décembre 2016

Dominique de VILLEPIN : "Empêcher les guerres par un retour de la politique, de la diplomatie" (entretien dans L'Humanité)

L'HUMANITÉ
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR JEAN-PAUL PIÉROT
VENDREDI, 9 DÉCEMBRE, 2016
Dominique de Villepin : « Le travail politique et
diplomatique n’a pas été suffisamment mené »
Photo : Julien Jaulin/Hanslucas
Photo : Julien Jaulin/Hanslucas

L’ancien ministre des Affaires étrangères (2002-2004) et premier ministre (2005-2007) dénonce les dégâts du réalignement de la France dans l’Otan, l’affaiblissement de sa diplomatie, la multiplication des interventions armées et l’abandon de son rôle de défense des idéaux de justice et de paix. Pour lui, il est impératif de mettre tout le monde autour de la table pour arrêter le drame syrien.

Votre dernier livre, Mémoire de paix pour temps de guerre (1), est un plaidoyer en faveur d’un retour de la politique, de la diplomatie, pour empêcher les guerres. Il y a treize ans, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, vous exprimiez l’opposition de la France à l’invasion de l’Irak. Votre discours est entré dans l’histoire et, depuis, l’embrasement tant redouté s’est étendu à toute la région. Les interventions militaires se sont multipliées ; la France y a pris sa part. Les principes énoncés en février 2003 se sont donc évanouis ?

Dominique de Villepin C’est un paradoxe. La France avait, sous l’autorité de Jacques Chirac, choisi de s’opposer à l’intervention américaine en Irak. C’était une opposition fondée sur une vision de l’ordre mondial et une connaissance approfondie de la situation au Proche et au Moyen-Orient. Aujourd’hui, les choses se sont inversées. D’un côté, Barack Obama a tiré les leçons des politiques menées tant en Afghanistan qu’en Irak en engageant un retrait des troupes américaines et en privilégiant une approche qu’il a théorisée sous le concept « leading from behind » (diriger depuis l’arrière) et il a engagé une métamorphose de la puissance américaine. De l’autre côté, la France a pris le chemin inverse. Elle a fait le choix des interventions militaires, à travers l’opération libyenne, qui a outrepassé les termes de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, puis au Mali et en Centrafrique, et enfin aujourd’hui au sein de la coalition aérienne occidentale.

C’est le prix à payer pour la guerre contre le terrorisme régulièrement invoquée. Qu’en pensez-vous ?

Dominique de Villepin Cette guerre contre le terrorisme est une erreur, une mauvaise compréhension de ce qu’est le terrorisme. Vouloir lui faire la guerre, c’est lui donner un statut, un écho supplémentaire, c’est tomber dans le piège que nous tendent les terroristes. La France s’est laissé entraîner dans cette surenchère pour des raisons de politique intérieure, mais peut-être aussi parce qu’elle a insuffisamment compris les causes de cette dangerosité croissante du monde. Les leçons que nous aurions dû tirer, c’est d’abord l’importance des États. L’épidémie des États faillis sert de point d’entrée au terrorisme, à l’instabilité et au cycle des violences. Il faut des États forts. Autre paradoxe, plus le monde devient dangereux, plus il semble que les démocraties libérales soient incapables de faire de la politique, alors que les régimes autoritaires se montrent soucieux d’en faire davantage. Deuxième constat : l’affaiblissement de la diplomatie, qui est passée au second plan, derrière les exigences de l’outil militaire. L’Hôtel de Brienne a pris le pas sur le Quai d’Orsay. C’est la source de beaucoup de malentendus. La France a commis une faute en réintégrant en 2009 le commandement militaire de l’Otan. Ce retour lui a ôté de sa spécificité, l’a amenée à s’éloigner de sa vocation de défendre des idéaux de paix et de justice, de servir de passerelle entre les différents pays et de parler à tout le monde. Nous avons multiplié les interventions militaires. Notre diplomatie a perdu de sa force, de sa vitalité, de sa cohérence, de sa légitimité. Et surtout de son indépendance.

Votre diagnostic est inquiétant. Vous écrivez que « la guerre d’échelle mondiale n’est désormais plus une lubie. Nous en voyons les étapes se préparer minutieusement ». Une guerre mondiale, jugée impensable pendant un demi-siècle malgré la guerre froide et les arsenaux d’armes nucléaires américains et soviétiques, serait-elle ­devenue désormais envisageable ?

Dominique de Villepin Je pointe dans ce livre l’accroissement du risque de guerre, entraîné dans un engrenage. Nous voyons ce qui s’est passé en 1914 avec l’analyse de Christopher Clark sur les Somnambules : la mécanique des alliances, l’hystérie qui s’empare des esprits provoquent la marche à la guerre, que personne ne souhaitait. Nous vivons dans un monde marqué par la multiplication des crises. Certaines peuvent paraître périphériques, mais quand de grandes puissances s’en mêlent, le niveau de dangerosité s’élève, c’est ce qui se passe en Syrie. On constate un inquiétant accroissement des tensions aux marches des empires, mêlant États affaiblis et tentations impériales. Les tensions s’aiguisent en Europe orientale. La politique de « containment » menée par l’Europe et les États-Unis à l’encontre de la Russie n’arrange rien. En stigmatisant, en multipliant les sanctions, nous choisissons clairement l’escalade. Les signes que nous envoyons produisent l’effet inverse de l’objectif attendu, renforcent l’unité entre le président russe et son peuple. Cette politique de « containment » se met aussi en place en mer de Chine, où les États-Unis viennent chatouiller la puissance chinoise en resserrant leurs liens avec la Corée du Sud et le Japon. Il faut bien connaître les acteurs de la vie internationale, ne pas se tromper sur ce qui est important pour eux, si on veut éviter de jouer avec le feu. Les Américains et les Européens ont mal évalué la situation de la Russie. Dans la gestion de la crise ukrainienne, nous avons insuffisamment pris en compte le sentiment d’humiliation des Russes. Signer un accord d’association avec l’Ukraine au mépris des intérêts économiques de la Russie ne permettait pas d’espérer autre chose que la montée de tensions.

Ce déficit en matière de diplomatie n’affecte-t-il pas l’Europe en premier lieu ?

Dominique de Villepin Nous souffrons d’une absence de l’Europe et les insuffisances de la diplomatie française nous éloignent du rôle que nous pourrions jouer. Rependre langue avec la Russie, c’est la responsabilité de l’Europe et de la France. Nous savons qu’il existe une inquiétude sur la sécurité dans certains pays d’Europe centrale, qui conduit au déploiement de missiles de l’Otan en Pologne et en Roumanie, et au bouclier antimissiles américain. C’est le moment de rouvrir le chantier d’une nouvelle sécurité collective en Europe. Depuis les accords d’Helsinki en 1975, les réalités ont changé, le mur de Berlin est tombé, l’Union soviétique a implosé et les peurs sont encore là. Il nous faut donc repenser un système de sécurité commun et relancer notre coopération avec la Russie sur de nouvelles bases. À l’intérieur même de l’Union européenne, certains États, certains peuples ont le sentiment d’être marginalisés ou rejetés. Le sentiment européen est fragile et menacé. Si on veut que l’Europe entière vote pour les émules de Beppe Grillo, continuons à ne pas comprendre que la première raison du sentiment populiste, c’est l’image d’impuissance que projettent les dirigeants de l’Europe, incapables de trouver des solutions dans chacun de nos États aux problèmes économiques et sociaux, mais aussi à l’échelle de l’Europe. Y remédier signifie concrètement doter l’Europe de nouveaux instruments. Nous souffrons d’un manque de diplomatie, d’un manque de politique, d’États trop faibles, y compris dans notre espace européen.

Vous plaidez en faveur d’une culture de paix. La paix, ce n’est pas l’absence de conflit. Il n’y a pas de société humaine sans tensions, mais il nous faut, écrivez-vous, « inventer, bâtir et faire durer les institutions de la paix ». Cela pose entre autres la question de la réforme de l’ONU ?

Dominique de Villepin Nous sommes à un moment où la faiblesse des Nations unies nuit à tout le monde. L’ONU a besoin d’une force militaire mieux formée, mieux équipée, plus professionnelle. Nous avons besoin d’une vraie armée des Nations unies à disposition des grandes régions du monde, qui pourrait intervenir pour rétablir et consolider la paix. On a trop souvent tendance à penser : « Après la guerre, la paix » comme on dit « Après la pluie, le beau temps ». Ce n’est pas si simple. On le voit en Irak comme partout où il y a des conflits : ce n’est pas parce que les armes s’arrêtent que la paix se met en place. Si nous voulons défendre un esprit de paix, il faut que, même en cas d’intervention militaire, option qu’on ne peut exclure par principe, celle-ci intègre bien en amont les objectifs de la paix. Cela signifie qu’il faut donner la priorité à la protection des populations avec des corridors humanitaires, zones d’interdiction aérienne, des accords de paix locaux, qui seraient très utiles en Syrie. J’aimerais que la France soit le premier pays capable de mettre en place des modes opératoires axés sur la construction de la paix. Mais le préalable, c’est une plus grande représentativité du Conseil de sécurité. En premier lieu, il faut l’élargir pour tenir compte de la réalité du monde d’aujourd’hui. Parmi les membres permanents, il n’y a aucun État africain ni sud-américain, de grands pays comme l’Inde n’y figurent pas. Une réforme est nécessaire. La réflexion porte sur ce qui fait blocage sur les grands dossiers des Nations unies : le veto. Il serait sans doute utopique de le supprimer, mais on pourrait l’encadrer pour les cas les graves : lorsqu’il y a des crimes contre l’humanité avérés, le veto ne pourrait pas être mis par une grande puissance, de façon que la communauté internationale puisse prendre ses responsabilités. Des avancées sont possibles. Je plaide aussi pour un G3 réunissant les banques centrales des États-Unis, de la Chine et de l’Union européenne pour assurer la stabilité monétaire mondiale.

Pourquoi la communauté internationale ne parvient-elle pas à arrêter le massacre de la Syrie, qui a coûté la vie à quelque 300 000 personnes et jeté sur les routes de l’exil plusieurs millions de familles, alors que la forteresse Europe leur ferme ses ponts-levis ?

Dominique de Villepin La communauté internationale n’est pas unie sur le seul objectif qui devrait être le nôtre : secourir un peuple qui vit l’une des plus grandes catastrophes que nous ayons connues, un pays menacé de désintégration. Pour s’entendre sur les objectifs, il est impératif que nous soyons capables de parler à tout le monde. C’est là une des fautes commises par la diplomatie française : nous avons mis en avant un certain nombre d’impératifs et d’exigences idéologiques qui nous ont aveuglés. Que Bachar Al Assad ne soit pas la solution en Syrie, nous sommes nombreux à en convenir. Néanmoins il est là, il faut être capable d’engager le dialogue, de travailler avec l’ensemble des parties, y compris si on espère – ce qui est mon cas – que le processus engagé, chemin faisant, engendre que quelqu’un d’autre soit mieux à même de rassembler l’ensemble des Syriens. L’objectif doit être d’abord d’arrêter le conflit. Il faut engager les négociations et cela nécessite un véritable travail politique et diplomatique, qui n’a pas été suffisamment mené, pour mettre tout le monde autour de la table afin de faire progresser un esprit de paix, et établir un dialogue entre les puissances sunnites et la principale puissance chiite, l’Iran. Nous sous-estimons la part de la politique dans la lutte contre le terrorisme. Nous pourrions réduire considérablement les positions de Daech, si nous étions capables de désolidariser le noyau dur des terroristes de ses soutiens. L’« État islamique » a pu constituer une région aussi importante en profitant de la marginalisation des sunnites en Syrie comme en Irak. Il faut donc redonner une place aux sunnites dans l’état irakien et en Syrie. La France, qui a d’excellentes relations avec l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, doit faire comprendre à ses partenaires que seul un dialogue avec l’Iran permettra de retrouver la stabilité.

Quelles propositions avancer ?

Dominique de Villepin Il faut redonner une espérance à cette région qui souffre d’un manque d’architecture de sécurité collective. L’Europe et les États-Unis ont commis une faute en se portant à la tête de ce conflit et ont négligé le fait que, devant toute crise, il faut mettre en avant les pays de la région. Les peuples du Moyen-Orient souffrent des injustices dans lesquelles tous les États, et particulièrement les plus riches, ont leurs responsabilités. Les monarchies du Golfe doivent s’atteler aux demandes des peuples. Un fonds alimenté par la rente pétrolière et gazière pourrait être mis au service de la justice sociale, en s’inspirant de ce que l’Europe a fait avec le charbon et l’acier en 1950. Je le dis en conscience : on ne peut être heureux tout seul. Il faut accepter de partager. Les États les plus riches ont un devoir vis-à-vis des autres peuples, sinon ils risquent de payer très cher le prix de leur propre sécurité. Le Moyen-Orient peut aller encore plus loin dans la spirale suicidaire où il est engagé. Cet esprit de responsabilité, il nous appartient de le porter avec la conscience historique qui est la nôtre, après avoir connu les drames les plus terribles au XXe siècle (guerres, massacres, génocides), nous devons porter cette parole plutôt que de faire tonner les canons, tirer des missiles et envoyer des drones dans cette région du monde. 

(1) Mémoire de paix pour temps de guerre, de Dominique de Villepin. Éditions Grasset, 672 pages, 24 euros.
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