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Alternatives & Révolutions
13 janvier 2017

Patrick BOUCHERON, historien, médiéviste : " Il faut réinventer une manière de mener la bataille d'idées " (Humanité Dimanche)

 

Patrick Boucheron : « Il faut réinventer
une manière de mener la bataille d’idées »

 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR STÉPHANE SAHUC ET LUCIE FOUGERON
JEUDI, 5 JANVIER, 2017
HUMANITÉ DIMANCHE
Photo Magali Bragard
Photo Magali Bragard

L’«Histoire mondiale de la France » paraît le 12 janvier aux éditions du Seuil, sous la direction de Patrick Boucheron, médiéviste, dont la leçon inaugurale au Collège de France, « Ce que peut l’histoire », fin 2015, avait eu un écho inhabituel pour cette institution. Avec 122 autres auteurs, ils se sont donné pour programme d’« écrire une histoire de France accessible et ouverte », un livre enthousiasmant qui réconcilie l’art du récit et l’exigence critique. Entretien.

Qui a dit que nos ancêtres étaient les Gaulois ? Qu’il fallait retrouver les racines chrétiennes de la France ? Restaurer notre « récit national » ? Etc., etc. L’histoire et son enseignement sont encore et encore convoqués à la barre d’un débat public crispé sur l’identité nationale, comme ultime rempart contre les divers maux de la société française. Entretien avec Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France

HD. Pourquoi une histoire « mondiale » de la France et pas une simple histoire de France ?
Patrick Boucheron. Le monde étant notre souci, notre travail, notre effort permanent, c’est notre histoire dans son ensemble qui devient mondiale. Ce livre ne propose rien d’autre qu’une histoire de France telle que la mondialisation de notre regard l’a transformée. Elle ne se réduit pas à l’histoire de la France mondiale, une histoire impériale, des conquêtes ou des influences. C’est juste une histoire transnationale : une histoire longue de la France qui ne peut se réduire au prisme national.

HD. Les chapitres sont ouverts par des dates : pourquoi ce choix également surprenant d’une présentation chronologique de cette histoire ?
P. B. Nous savons ce que la chronologie fait manquer, en particulier en surévaluant l’histoire politique par rapport à l’histoire économique et sociale. Notre geste éditorial consiste à raconter l’histoire par dates précisément pour l’arracher à la nostalgie et à la facilité du légendaire patriotique. On peut parler de l’an 800 et du couronnement de Charlemagne sans en faire une histoire étriquée et réactionnaire. Entre ceux qui s’abandonnent au récit entraînant du roman national et ceux qui font profession de déconstruire cette entreprise idéologique, les premiers seront les plus facilement entendus. Voilà pourquoi il est nécessaire de réinvestir la forteresse de l’histoire exemplaire. On ne peut plus se contenter aujourd’hui d’opposer à ces récits simplificateurs et mensongers le démenti de la déconstruction des discours, sur l’air lassant du « c’était plus compliqué que cela ». Mais à partir de cette pensée critique qui est notre seule méthode, il convient de relancer un récit qui soit également entraînant tout en étant scientifiquement rigoureux. Abandonner la narration serait inconséquent car on connaît son efficacité.
 
HD. Comment avez-vous retenu les 146 dates qui composent le livre ? Certaines sont des classiques, comme 987 ou 1515, quand d’autres sont plus déroutantes, voire inconnues…
P. B. C’est une chronologie qui propose des moments et des séquences mais n’a pas l’ambition de repériodiser l’histoire. Nous ne prétendons nullement proposer un contre-récit, encore moins un anti-manuel. La date est un moyen puissant de donner à voir l’histoire mais qui n’en saisit pas tout. C’est cette faiblesse de la chronologie qui nous permet d’intercaler des dates plus surprenantes ou des dates factices comme « 1105, mort de Rachi », ou « 2008, mort d’Aimé Césaire » : elles ne sont pas des événements en soi, mais permettent de raconter une histoire. Rachi, rabbin de Troyes, est peut-être le premier écrivain français. Aimé Césaire met en jeu le rapport de la France avec la diversité, la francophonie… Autour d’une date, les auteurs nouent une intrigue théorique. C’est pour cela que le trait est souvent très large : pour raconter l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) et l’histoire de l’empire du français, on commence au XIIIe siècle et on termine au référendum de Maastricht…
 
HD. Cet ouvrage est-il aussi une réponse au traitement de l’histoire dans les mass media, de la réédition du Lavisse « augmenté et complété » par Dimitri Casali en passant par les émissions de Stéphane Bern ?
P. B. La réédition « complétée » d’Ernest Lavisse est une escroquerie intellectuelle et éditoriale. Il faut donc organiser la résistance face à ce type d’offensive idéologique, car ce sont aussi des impostures. Je suis moins inquiet du succès de Stéphane Bern ou de Lorànt Deutsch. L’histoire éditoriale récente montre que l’écart a toujours été important entre une histoire savante popularisée et une histoire populaire de très grand public. Au moment où Georges Duby et Emmanuel Le Roy Ladurie vendaient beaucoup de livres, André Castelot et Alain Decaux en vendaient bien davantage. Ce qui ne doit pas décourager les historiens de sortir de leur zone de confort pour aller chercher d’autres lectorats.
 
HD. La première date est 34 000 avant notre ère : pourquoi ?
P. B. Elle correspond à notre volonté de neutraliser la question des origines. C’est un tic journalistique que de prétendre traiter tous les problèmes « De l’Antiquité à nos jours » ou pire « Des origines à nos jours ». Ce n’est pas parce que je suis médiéviste qu’il me faut être un militant des généalogies reculées. Prenons un exemple : si l’on travaille sur la vague actuelle de terrorisme islamiste, on peut légitimement se poser la question de savoir s’il trouve son point de départ dans les années 1990 avec le GIA et les conséquences de la guerre civile algérienne. Mais si l’on croit pouvoir le faire remonter au temps des croisades et de la secte des « assassins » dans la Syrie du XIIIe siècle, on tombe dans le piège idéologique commun à tous les fondamentalismes identitaires qui exaltent l’origine pour nier l’histoire. Les origines de la France, ce n’est pas Clovis, ni saint Louis. Une des manières de déjouer le piège est de dire : dans les frontières de la France, quelle est la plus ancienne attestation archéologique de présence humaine ? Il semble que ce soit la grotte Chauvet. On commence donc avec la préhistoire.
 
HD. Est-ce que ce besoin de défendre l’histoire montre que la bataille idéologique autour de cette discipline s’est renforcée et va encore s’intensifier avec la campagne présidentielle ?
P. B. L’histoire n’est pas un art d’acclamation ou de détestation mais un savoir critique sur le monde. Or, cette évidence que l’on croyait acquise rencontre tant d’adversaires aujourd’hui qu’il est bon de la défendre à nouveau. Il a été surprenant de voir resurgir intactes des questions qui nous semblaient réglées depuis longtemps. Le sentiment d’être sur le reculoir peut être décourageant. Mais il faut trouver les moyens de se remettre dans le sens du jeu, comme disent les rugbymen – et pas seulement dans le domaine de l’histoire…
 
HD. Cela ne va-t-il pas de pair avec un discours très « âge d’or de la IIIe République » : retour de l’uniforme à l’école, présentation par certains candidats, particulièrement à droite, de la colonisation comme une œuvre de civilisation ?
P. B. On constate effectivement une tendance générale à ce que l’on appelle aujourd’hui la « post-vérité » : plus que le mensonge, c’est l’indifférence au déni du réel. Mais c’est la même chose sur les chiffres de l’immigration, sur la question climatique… Et malheureusement cela ne vient pas que de la droite. Une partie de la gauche et même de la gauche radicale se perd dans cette pratique d’une histoire qui exalte et simplifie, au mépris de la complexité du réel : ce n’est pas le même tri que celui fait par la droite, mais c’est tout de même un tri.
 
HD. Cette cristallisation du débat politique sur l’histoire est-elle quelque chose de nouveau ?
P. B. Dans « les Origines de la France », Sylvain Venayre (1) montre que la question des origines et de l’identité enfle au XIXe siècle puis perd de son intensité dans les années 1920, avant de connaître un regain dans les années 1930 puis de s’effacer à nouveau… avant de resurgir aujourd’hui. Pourtant cette question des origines de la France est réglée sur le plan scientifique dès le début des années 1960. Ce retour de flamme ne repose donc sur rien de scientifique. Peut-être avons-nous été inconséquents de nous cantonner dans un procès en récusation. À partir du moment où on nous pose cette question, et de manière obsessionnelle, il faut lui apporter une réponse. Ne pas le faire devient trop dangereux. Nous sommes dans un moment paradoxal où l’histoire est convoquée comme science auxiliaire d’un discours idéologique, ce qui la transforme en fausse science.
 
HD. Dans votre « Ouverture », vous revendiquez l’héritage de Michelet…
P. B. Le Michelet qui nous intéresse, celui qui écrit : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », se dit fils de la Révolution française, écrit une histoire en totale rupture avec ce qui se faisait avant lui, et aboutit à une fusion lyrique entre son moi et la France. Il l’a fait une fois, pourquoi le recommencer ? Relire Michelet, c’est se vacciner contre ses vils imitateurs. Il y a au fond deux manières de comprendre le lyrisme micheletien. La France est un pays qui, comme tout autre, ne peut s’expliquer uniquement par lui-même : on fera donc une histoire mondiale de la France. Mais en même temps, à certains moments de son histoire, on peut avoir le sentiment que la France n’est pas tout à fait un pays comme les autres et a une capacité à mobiliser émotionnellement quelque chose comme l’universel. Dans la plupart des pays du monde, l’enseignement de l’histoire est strictement national, et ne cesse de l’être qu’au moment d’aborder la Révolution française. Et là aussi c’est micheletien : cette histoire mondiale de la France relève le pari de l’universel que portent les Lumières et la Révolution. Remarquons que l’on est aujourd’hui dans un moment très intéressant : la Révolution française semble historiquement un thème pour demain, moins peut-être du point de vue de l’écriture de l’histoire, comme c’était le cas lors du grand débat Soboul-Vovelle-Furet, que parce qu’elle est énergiquement réinvestie par la littérature (le « 14 Juillet » d’Éric Vuillard), le théâtre (Joël Pommerat et sa pièce « Ça ira, fin de Louis »)… 
 
HD. à ce sujet, une entrée est consacrée à « 1989 : la Révolution est terminée »… Est-ce à dire que la tentative de « tuer » la Révolution française aurait échoué ?
P. B. Dans notre ouvrage, la dernière séquence, qui va de 1989 à 2015, est intitulée « Aujourd’hui en France » : cela ne veut rien dire de précis, sinon que nous touchons à la limite de notre capacité historienne à la lucidité politique. Il ne s’agit pas de dire que l’histoire du temps présent n’existe pas, il s’agit juste de remarquer que nous entrons dans une période incertaine où ce que nous vivons ne peut pas encore être qualifié. Cet événement en cours a commencé en 1989 et nul ne sait sur quoi il débouchera. Voilà pourquoi l’image que nous avons choisie pour l’illustrer est celle de Jessye Norman chantant « la Marseillaise » lors de la cérémonie du bicentenaire de 1789. Cette parade du publicitaire Jean-Paul Goude, qui a été tellement insultée, était peut-être une réponse à la question de l’identité française, avec la mise en scène des « tribus planétaires »… Il s’est passé là quelque chose de déterminant dans notre rapport à l’identité nationale. Et celle-ci était à l’époque un thème de gauche ! Dans son ouvrage « Dire la France », Vincent Martigny (2) montre que le thème de l’identité française naît à la fin des années 1970, plutôt à gauche, intègre les cultures minoritaires, est fondé sur l’anti-américanisme, et est repris par Jack Lang comme grand thème de sa politique pour inspirer « l’exception culturelle » : l’identité française est alors culturellement définie par sa diversité. Puis, en 1985, cela bascule : le thème est repris par la droite, la gauche s’en dessaisit. Et l’ouvrage de Braudel, « l’Identité de la France », est pris dans ce basculement : au moment où il paraît, il est mort, et le thème est passé à droite et devient une critique de la diversité… On pourrait faire cette histoire en racontant les commémorations : 1987, le millénaire capétien, « la création de la France » ; 1996, le 1 500e anniversaire du baptême de Clovis, avec Jean-Paul II… Ce que peut l’histoire, c’est organiser, contre la falsification par les discours politiques, un rappel à l’ordre du réel, qui est celui de la complexité historique.
 
HD. Vous allez rencontrer des écoliers pour parler avec eux de « Comment se révolter »… Ce n’est pas courant pour un professeur du Collège de France…
P. B. J’essaie de parler à tous les publics ! Ce sujet – les révoltes médiévales – m’est venu du contraste entre la manière dont on parle du Moyen Âge à l’école – la seigneurie, la féodalité, une sorte d’enfance de l’obéissance, une vision incroyablement normative – et les rayons jeunesse des bibliothèques municipales où l’on trouve « Robin des Bois », « Ivanhoé », des histoires d’enfants qui se révoltent, de gens en rupture de ban. Le Moyen Âge est plutôt une période énergique, créative, encourageante. Or, l’histoire ne vaut que si elle devient un art de l’émancipation. La première de ces conférences a eu lieu en janvier 2016, dans une ambiance très lourde, et j’ai essayé de raconter aux enfants qu’on se sort toujours de n’importe quelle situation, qu’il y a toujours une fin, pas forcément celle qu’on attend, et que ceux qui disent que l’on est condamné à toujours reproduire les mêmes haines ont tort.
 
HD. Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre 2015, vous disiez d’ailleurs : « Pourquoi se donner la peine d’enseigner sinon, précisément, pour convaincre les plus jeunes qu’ils n’arrivent jamais trop tard… »
P. B. Oui, parce que c’est un sentiment que ma génération – je suis né en 1965 – a pu avoir, de vivre à l’ombre de « la » Génération, celle qui a vécu les grandes choses… C’est après que j’ai compris qu’eux-mêmes étaient dans la répétition, la reprise, peut-être même la parodie : ils refaisaient la geste de la Résistance… Il ne faut pas s’étonner d’une forme de désenchantement, à ce moment-là, et du sentiment que les choses importantes étaient derrière nous. Ce qui est absurde car nous avons vécu des événements considérables depuis 1989. La seule chose dont mon fils de 19 ans est persuadé, comme tant d’autres de son âge, est qu’il vivra plus mal que son père, une croyance aussi solidement ancrée que l’était celle de mon propre père, persuadé de vivre mieux que le sien. Le monde va à sa perte : voilà ce qui apparaît à mon fils comme une évidence, presque une fatalité. Le défi qui est devant la gauche est celui de réarmer l’idée de progrès. On voit comment il a été compromis, par ceux qui le contrarient, par ceux qui le critiquent, et de quel prix et de quelles compromissions on l’a payé. Il faut réinventer une manière d’y croire à nouveau et de mener la bataille d’idées.
 
HD. Ne vous semble-t-il pas que l’histoire « vue d’en bas », celle des vaincus, des opprimés ou des oubliés, ou encore des imprévus, parvient à dépasser les cercles militants de l’histoire critique ?
P. B. En effet, et ma génération s’est peut-être enfermée dans une sorte de « chic intellectuel », une conception un peu « artiste » de l’histoire, de son écriture, inévitablement élitiste dans son allure et dans ses sujets. Quand j’étais étudiant en histoire à la Sorbonne, lieu légitime par excellence, les sujets les plus courus en histoire médiévale portaient sur les révoltés, les marginaux, les prostituées… Aujourd’hui, il n’y en a plus que pour l’histoire de l’Église, des intellectuels, des dominants. Ma génération a sans doute une responsabilité : elle n’a pas vu que cette histoire se poursuivait dans un cadre « militant », par exemple sur la Première Guerre mondiale, poursuivant quelque chose que nous avions délaissé. Maintenant il faut s’en ressaisir. On voit bien que l’histoire des mémoires coloniales, par exemple, s’est développée dans les bas-côtés de l’histoire universitaire légitime – elle n’avait pas vraiment droit de cité dans « les Lieux de mémoire » de Pierre Nora. Aujourd’hui, quelle est l’histoire militante qui se développe de manière véhémente sans doute, approximative peut-être, mais énergique, et qui pour cela mérite d’être considérée ? Où est notre angle mort ? Si on n’y prend pas garde, les hiérarchies symboliques des positions académiques calquent les hiérarchies des sujets et de leur dignité supposée.
 
HD. Vous avez été nommé il y a un an professeur au Collège de France, et, en particulier depuis votre leçon inaugurale, « Ce que peut l’histoire », vous êtes sorti d’une certaine ombre médiatique. Comment vivez-vous cela ?
P. B. Je mentirais si je disais que je n’ai pas souhaité l’écho donné à cette leçon. Cette notoriété nouvelle m’a par exemple permis de participer activement à l’organisation au Collège de France du colloque de rentrée sur « Migrations, réfugiés, exils », un thème en plein dans l’actualité, ce qui était une réponse. La question est de savoir quel projet d’influence on a…
(1) « Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation », de S. Venayre. Éd. du Seuil, 2013.
(2) « Dire la France », de V. Martigny. Presses de Sciences-Po, 2016.
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