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Alternatives & Révolutions
16 octobre 2017

MAIS QUE VEUT XI JINPING ? par Jean-Louis ROCCA dans le Monde diplomatique

Le Monde diplomatique

 

 

 

Mais que veut Xi Jinping ?

 

Le Congrès du Parti communiste chinois, qui réunit 2 270 délégués venus de tout le pays, s’ouvre le 18 octobre à Pékin. Les commentateurs ont souvent mis en avant l’emprise autoritaire du président Xi Jinping, certains parlant même de « nouveau Mao Zedong ». Mais c’est une nouvelle génération qui tient le pouvoir politique et économique… bien loin des clichés.

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Indéniable rotondité
© baroug

Parmi toutes les méthodes qui pourraient permettre de mieux comprendre le fonctionnement du parti communiste chinois (PCC), il en est une très largement négligée : l’analyse en terme de génération (1). De la même façon que la socialisation au sein d’une classe sociale modèle un individu — de sa façon de marcher à son comportement politique (2) — le fait d’appartenir à une génération ayant vécu des expériences communes contribue à créer un certain type de personne. Le cas des élites chinoises est exemplaire. Dans tous les domaines — économiques, artistiques, académiques et bien sûr politiques — une génération très particulière tient aujourd’hui les rênes du pouvoir. Comme l’illustre la trajectoire du président de la République Xi Jinping.

Né dans une famille de hauts cadres en 1953, il a eu, comme tous ses semblables, une enfance privilégiée, même si son père a connu des problèmes politiques dès le début des années 1960. A 16 ans, il est pris dans la tourmente de la Révolution culturelle (1966-1971) et envoyé à la campagne, où il passe des années difficiles. À son retour, il peut poursuivre des études supérieures ; diplômé de l’université Tsinghua qu’il fréquente entre 1975 à 1979, il entame ensuite une carrière dans le Parti qui le mènera aux plus hautes fonctions. La plupart des élites sexagénaires ont connu cette suite d’expériences marquantes pour le corps et l’esprit. Cela a créé un habitus (3) collectif, une « seconde nature », singulièrement parmi la deuxième génération de fils de révolutionnaires, ceux qui sont nés « rouges » et en tirent une certitude sur leur légitimité à guider le pays.

Pour eux, la stabilité apparaît comme une vertu cardinale. Cela s’explique sans doute en partie par leur éducation. Mais on ne peut oublier que dans ce pays aux visées totalitaires, les souffrances de la Révolution culturelle, puis les troubles des années 1970 et 1980 (4) ont rendu cette génération assez peu sensible aux sirènes du désordre politique. Pour elle, la modernisation de la Chine passe par la création d’une élite moderne, rationnelle et... autoritaire (5). Cela dit, cette vision est déjà ancienne : depuis le début du XXe siècle, la plupart des penseurs et des hommes politiques ont abouti à cette conclusion (6).

Reprendre sa place dans le monde

Deuxième trait caractéristique : ce pouvoir modernisateur est destiné à rendre sa gloire à la Chine. Cette ambition nationaliste n’est pas plus nouvelle que l’image du bon dictateur. Toutes les énergies des élites chinoises sont tendues vers cet objectif depuis les années 1860, quand la Chine a commencé à s’intéresser aux pays occidentaux (et à leur emprunter certaines recettes). Hier comme aujourd’hui, la plupart des intellectuels ne s’intéressent qu’à la Chine. La plupart des étudiants qui partent à l’étranger font des thèses sur la Chine et les chercheurs écrivent des livres sur la Chine. Même les partisans de « l’occidentalisation » totale, c’est-à-dire de l’adoption du système politique et social, voire de la religion en vogue dans les pays étrangers, ne voyaient (et ne voient) dans ce processus qu’un moyen de replacer le pays au milieu des affaires du monde. La Chine ne veut pas dominer la planète, comme tente de nous le faire croire une certaine littérature « péril jaune », elle veut surtout retrouver une place dans le monde. Mais cet ethnocentrisme a un prix : une méconnaissance assez abyssale de l’étranger.

Pour cette génération, les amitiés, les réseaux, le collectif constituent des valeurs centrales. Dans un monde instable et dangereux, de solides soutiens s’avèrent indispensables. Ici aussi M. Xi Jinping est un exemple parfait. L’essentiel de ses affidés sont d’anciens collègues ou subalternes côtoyés pendant ses dix-sept années passés dans les deux provinces du Fujian et du Zhejiang (7).

Enfin, les élites chinoises ne conçoivent pas que le pouvoir puisse être réparti en sphères plus ou moins autonomes qui, à leurs yeux feraient perdre sa cohérence au projet global de modernisation. Quel que soit son statut — homme d’affaires, intellectuel, fonctionnaire ou un secrétaire du parti—, chacun doit remplir les mêmes devoirs et adopter le même comportement. Mais celui qui a du pouvoir reste fragile, et il peut tout perdre en un instant si le groupe l’a décidé. Les journaux sont pleins de ces tout-puissants qui chutent du jour au lendemain, en général à cause d’accusations de corruption.

Cet habitus ne vient pas, de l’extérieur, saisir l’individu, le déterminer et guider entièrement son comportement. C’est une manière « incorporée » de réagir et de voir le monde, auquel chacun sait cependant s’adapter. De ce point de vue, le parcours de Deng Xiaoping (1904-1997) apparaît exemplaire : sa « seconde nature » bureaucratico-nationaliste ne l’a pas empêché de liquider la révolution à la mode maoïste. Celui qui a lancé la politique d’ouverture en 1979 est resté jusqu’au bout un homme du siècle de l’éveil de la Chine, un membre de cette élite autoritaire et nationaliste mythifiée ; sa gestion du mouvement de la place Tiananmen le démontre (8). La modernisation du pays justifie tous les reniements, les trahisons et les violents conflits avec les « camarades ».

Le développement de la corruption elle-même constitue un de ces reniements vertueux dont le PCC a le secret. Dans les années 1980, beaucoup de réformes économiques ont été entravées par les cadres du parti qui avaient peur de perdre leurs prérogatives au profit des businessmen. La décentralisation, à partir des années 1990, a donné aux autorités locales et aux hauts dirigeants un pouvoir à peu près total sur l’économie — cela leur a permis de tirer un avantage personnel au développement des affaires et de devenir ainsi des soutiens des réformes. La corruption est devenue à la fois un mécanisme de reproduction des élites et de croissance économique.

Les dangers de l’internationalisation

Aujourd’hui, beaucoup de comportements et de politiques que les observateurs ont du mal à comprendre sont dus à la remise en cause de cet habitus par les exigences de la nouvelle société qui se dessine. Depuis la fin des années 1990, on assiste à une internationalisation des modes de production et de reproduction des élites qui les éloignent du parti et de la Chine. Leurs normes et leurs valeurs sont de plus en plus proches de celles des élites internationales. Elles ont des biens à l’étranger, leurs enfants font des études aux États-Unis ou en Europe et des membres de leur famille sont résidents voire citoyens d’un autre pays. Ainsi par exemple la fille de M. Xi Jinping a-t-elle étudié à Harvard et des membres de sa parentèle ont vécu à l’étranger ou en sont issus (9). Qu’ils soient businessmen, artistes, professeurs ou bureaucrates, leur réseau de relations est dorénavant international. Ils côtoient les étrangers, fréquentent les mêmes palaces, les mêmes conférences internationales, et aspirent aux mêmes biens symboliques. Beaucoup de choses se décident dorénavant ailleurs qu’en Chine : les formes légitimes de contestation du régime, par la presse internationale, les formes d’éducation légitimes par les universités américaines, les politiques chinoises par les grandes conférences internationales, comme celles sur le climat. Cette internationalisation n’est pas en contradiction avec le modèle de technocrate que promeut le PCC, à condition que ce technocrate lui soit totalement loyal ainsi qu’envers la nation.

Les plus vieux cadres sont eux-mêmes sensibles aux sirènes des normes internationales. Les ayant reprises à leur compte, ils accumulent des fortunes dont ils font, comme leurs collègues étrangers, un usage plus ou moins légal et plus ou moins moral dans des proportions plus ou moins variées. Peut-on (et veut-on) être loyal au parti et au pays quand on est propriétaire à l’étranger, quand on a un fils à Harvard, quand on noue des relations étroites avec des partenaires qui ne sont pas toujours des compatriotes ?

De plus, les réformes administratives lancées depuis 1990 dessinent un environnement nouveau. Dorénavant les carrières s’apprécient en fonction de l’expertise, du niveau d’éducation, du « talent », de la capacité à développer l’économie tout en maintenant la paix sociale.

Rappel à l’ordre

Dans ce cadre, la loyauté au parti et à la nation devient plus problématique. En effet, on demande à ces élites d’être d’une part chinoises (et marxistes... à la mode chinoise) et internationalisées d’autre part. D’où les injonctions à ne pas étudier les valeurs occidentales dans les universités chinoises alors que le gouvernement continue de pousser les étudiants à partir aux États-Unis, et à étudier l’économie, le droit, la finance ou le management. Les cadres se doivent de faire des affaires mais… toujours au profit du parti et de la nation.

La lutte anticorruption devient l’arme essentielle de ce rappel aux fondamentaux. Elle se présente comme un instrument destiné à « recadrer » les élites. Dans un habitus où il n’y pas de différence entre être fonctionnaire, responsable du parti ou homme d’affaire, le principe de loyauté envers le parti et le pays doit s’appliquer à tous. Certes, la lutte anticorruption s’utilise aussi comme une arme de conquête du pouvoir, ainsi d’ailleurs que dans tous les pays du monde (10), les hommes de M. Xi Jinping s’appliquant à nettoyer le parti à son avantage.

Il n’empêche, le fondement de cette lutte est plus large. Il s’agit d’une véritable reprise en main. En réaffirmant le rôle des contrôles, des procédures, de la hiérarchie, Xi Jinping ne fait finalement que rappeler que rien ne doit être placé au-dessus de la loyauté et que les prises de décision doivent être aussi collectives que possibles. En juillet dernier, M. Sun Zhengcai, était destitué : ce patron de la province autonome de Chongqing qui avait remplacé il y a cinq ans M. Bo Xilai — aujourd’hui en prison pour cause de corruption —, faisait partie des vingt-cinq membres du Bureau politique et figurait comme favori pour un poste au Comité permanent, le saint des saints du PCC. Il lui est reproché d’avoir « abandonné les objectifs du parti et gravement piétiné la discipline et les règles du parti », des accusations considérées comme centrales qui se retrouvent dans toutes les destitutions de hauts cadres.

Cette réorientation est observable dans les récentes mesures visant à ralentir la carrière de sujets trop brillants et trop jeunes, que leurs qualités (et leurs relations) pourraient inciter à jouer un jeu plus personnel (11). Ou encore dans les tracas que ne cessent de rencontrer beaucoup de milliardaires rouges depuis quelques années, notamment des disparitions et réapparitions inexpliquées. Ou tout simplement dans les limogeages de chefs d’entreprises publiques.

Une contestation sociale bien cadrée

De même, la façon dont le PCC traite la contestation sociale renvoie à cette volonté de ne pas « internationaliser » la Chine. Il accepte la protestation comme un phénomène normal, à condition qu’elle touche à des problèmes domestiques qui ne remettent pas en cause le régime ; elle est même intégrée dans les mécanismes bureaucratiques. Dans les villages, les usines, autour des usines polluantes, il est devenu de plus en plus banal, légitime même, de défendre des « intérêts », lorsqu’ils sont limités à un groupe spécifique et qu’ils concernent des revendications précises et matérielles : une augmentation de salaire, la fermeture d’une usine, etc. Le pouvoir (local ou central) négocie, verse de l’argent, satisfait une partie des revendications tout en limitant par tous les moyens l’impact du conflit.

En revanche, tout ce qui ressemble à une institutionnalisation de ces intérêts, sous la forme d’un syndicat, d’une association de défense à visée générale, autrement dit tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à ce qui est perçu comme une « occidentalisation » du champ de la contestation sociale subit les foudres de la répression. La dissidence est un cas extrême. En prenant pour exemple les sociétés occidentales, les dissidents s’attaquent au fondement du régime (le parti) et de la souveraineté (la nation chinoise). Comme ils reçoivent le soutien le plus affirmé de l’étranger, ils méritent l’expulsion du corps social. D’où la dureté avec laquelle un personnage aussi peu influent sur la société chinoise que le prix Nobel Liu Xiaobo a été traité.

Le consensus des élites

Dans ce cadre, le comportement de M. Xi Jinping apparaît très différent de l’image qu’en donne la presse occidentale. Le renforcement du pouvoir central et du contrôle idéologique, l’insistance sur le leadership du secrétaire du parti, la répression plus forte de la dissidence, tout cela prouve non pas l’affirmation d’un pouvoir personnel, mais au contraire l’existence d’un consensus entre les élites. En substance, la stabilité sociale et politique nécessite le maintien de la loyauté envers le parti et cette exigence doit avoir un visage. Aujourd’hui ce visage est celui de Xi Jinping mais ce pourrait être celui d’un autre, de la même trempe, du même style. Pourquoi un visage plutôt qu’un collectif ? Sans doute parce que l’heure est jugée grave et que la génération des fils de révolutionnaires arrivant à l’âge du pouvoir, il était essentiel de retrouver les vertus de l’esprit révolutionnaire. La succession de M. Hu Jintao, le secrétaire général précédent, un parvenu jugé trop mou, se devait de restaurer la légitimité du pouvoir fort dont la Chine a besoin.

Pour rester le maître du jeu, M. Xi Jinping devrait avoir un projet, une pensée spécifique, à la mesure d’un Mao Zedong ou d’un Deng Xiaoping. Il n’en est rien. Aucune des politiques qu’il mène ne tranche avec le passé : ni la lutte anticorruption, ni la surveillance idéologique, ni le renforcement de la puissance chinoise, ni la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Seule leur ampleur est inédite.

Cap sur la succession en 2022

De même, si Xi Jinping exerçait un pouvoir personnel, le jeu des factions ne serait plus au centre de la vie politique chinoise. Or, à l’approche du 19e congrès qui se tiendra à partir du 18 octobre, les analystes se perdent encore en conjectures. Le renouvellement du mandat de Xi Jinping ne fait pas de doute, mais tout le reste est dans le flou. Depuis le départ de Jiang Zemin en 2002, les postes de secrétaire général du parti et de premier ministre changent tous les deux Congrès (soit tous les 10 ans). MM. Xi Jinping et Li Keqiang devant céder le pouvoir en 2022, chacun veut avancer ses pions pour le prochain coup, prêt à toutes les trahisons à condition que les règles du jeu — le collectif, l’unité, la nation — soient maintenues. Rappelons que les atermoiements du 18e Congrès (2012) sur l’identité du « chef » n’avaient cessé que quelques semaines avant son ouverture.

Cet habitus va-t-il survivre à l’émergence d’une nouvelle génération, la troisième du PCC au pouvoir ? Ce sera tout l’enjeu du 20e Congrès en 2022. Verra-t-on M. Xi Jinping (ou un autre) se maintenir au pouvoir au mépris des règles informelles pratiquées depuis une vingtaine d’années ? Ou des cinquantenaires « internationalisés » vont-ils commencer à s’imposer ? Ce sera tout l’enjeu du deuxième mandat de l’actuel président.

Jean-Louis Rocca

Professeur à Sciences Po, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), auteur de The Making of the Chinese Middle Class. Small Comfort and Great Expectations, Palgrave Macmillan, New York, 2017
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