L'HUMANITE : "Charlie, Médiapart, Valls, Filoche et les autres : la gauche déboussolée" par Philippe CORCUFF
L'Humanité
Par Philippe Corcuff (*), ancien chroniqueur de Charlie Hebdo et blogueur sur Mediapart. Philippe Corcuff revient sur l’affrontement Charlie/Mediapart, l’attitude de Manuel Valls, les amalgames islamophobes, le tweet antisémite de Gérard Filoche… à l’écart des manichéismes habituels. Un long texte en exclusivité pour le site de l’Humanité. Sa rédaction ne partage pas l’ensemble des points de vue de l’auteur, mais elle considère qu’ils sont utiles au débat.
Quand on a travaillé à Charlie Hebdo, qu’on a collaboré avec Charb jusqu’à son assassinat et qu’en même temps on participe en tant que blogueur à l’aventure Mediapart, on est quelque peu abasourdi par la montée aux extrêmes symboliques dans l’affrontement entre ces deux organes de presse. Pour prendre du recul, on peut s’arrêter sur une exigence éthique qui traverse les trois Spider-Man du cinéaste Sam Raimi (2002, 2004 et 2007) : « à grand pouvoir, grandes responsabilités ». On pourra m’objecter que partir d’un blockbuster américain pour teenagers est peu respectueux pour les victimes de la tragédie de Charlie, que la futilité du support constitue un affront aux douleurs générées par le drame. Je ne le pense pas. Le meilleur de la culture populaire peut nous aider à éclairer le tragique, tout en soulignant notre ridicule ordinaire. Un pas de côté pour quand même continuer à sourire, mélancoliquement, dans le souvenir des victimes et l’inquiétude des orages qui grondent.
Charlie et Mediapart : « grand pouvoir » et faiblesses
Le prix du sang a donné un grand pouvoir à Charlie, en le dotant d’une sorte de sacralité républicaine. Ce pouvoir a comme corollaire de fortes responsabilités face aux différents poisons qui gangrènent notre société, aux périls diversifiés en germe, aux attentes pluriculturelles pacifiques qu’a souvent exprimées l’immense vague « Je suis Charlie » et, après elle, « la génération Bataclan ».
Au sein d’une gauche en miettes d’un triple point de vue moral, intellectuel et politique, Mediapart constitue une des rares bonnes nouvelles. Par un patient travail d’enquête, la mise en perspective de l’actualité et l’animation du débat d’idées, elle dessine, dans le pluralisme, une association entre éthique, question sociale et question pluriculturelle porteuse d’avenir pour une politique radicalement à gauche. Cette force acquise par Mediapart a aussi pour conséquence des responsabilités dans le paysage dévasté de la gauche.
Nous sommes souvent faibles devant nos responsabilités. Les trois films de Sam Raimi explorent justement les faiblesses de Spider-Man, sa difficulté d’être à la hauteur de la maxime léguée par son oncle : « à grand pouvoir, grandes responsabilités ». Une boussole éthique ne constitue pas un « impératif catégorique » kantien. Elle n’a rien d’absolu. Ce sont des repères confrontés aux incertitudes des circonstances, aux doutes des personnes et à leurs vulnérabilités.
La couverture de Charlie visant Edwy Plenel et Mediapart avait, au-delà de la légitime caricature, une tonalité diffamatoire. Deux réactions d’Edwy Plenel, la référence à « L’affiche rouge » et la formule de la « guerre aux musulmans » - même en lien indirect avec Charlie dans le contexte de l’entretien concerné (http://www.francetvinfo.fr/societe/justice/tariq-ramadan/pour-edwy-plenel-la-une-de-charlie-hebdo-sur-mediapart-est-une-guerre-aux-musulmans-menee-par-une-gauche-egaree_2457924.html) - ont été disproportionnées. Elles renvoient à un imaginaire choquant pour ceux qui ont connu directement l’horreur. Le journaliste de Mediapart Fabrice Arfi a eu l’humilité de le reconnaître. L’assimilation de la seconde maladresse à une complicité pour de futurs meurtres par Riss dans son éditorial de Charlie est horrible. On peut comprendre que le traumatisme du 7 janvier 2015 puisse parfois conduire l’équipe de Charlie au plus déraisonnable. On peut comprendre que des accusations injustes aient conduit l’équipe de Mediapart à des propos mal contrôlés. La faiblesse constitue une donnée cardinale du problème éthique pour Spider-Man, et il sait pourtant périodiquement s’en détacher, dans un héroïsme de la fragilité.
Manuel Valls ou les usages politiciens de la focalisation identitaire
On se doit de distinguer analytiquement les dérapages entre Charlie et Mediapart des usages troubles qui peuvent en être faits, même si factuellement ils sont intriqués. Ainsi, en qualifiant les propos d’Edwy Plenel d’« appel au meurtre » et de « complicité intellectuelle » avec le terrorisme (http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/la-phrase-de-plenel-sur-la-une-de-charlie-hebdo-est-un-appel-au-meurtre-estime-valls-1002897.html), Manuel Valls a été encore plus loin dans la démesure pour de médiocres intérêts politiciens, limpides aux yeux de nombre d’observateurs. Pire, en menaçant la gauche qui critique légitimement l’islamophobie – « je veux qu’ils rendent gorge, je veux qu’ils soient écartés du débat public » - il ouvre la possibilité d’un emballement maccarthyste.
Du confusionnisme au sein de la gauche radicale à Gérard Filoche
Á côté de cette relativisation, il y a eu l’installation d’une zone confusionniste plus restreinte, où des passerelles équivoques entre « juifs », « sionisme » et « État d’Israël » et/ou « juifs » et « banques » (et/ou « riches ») peuvent apparaître dans une certaine paralysie de la vigilance antiraciste : dans des franges marginales de la légitime solidarité avec la cause palestinienne, dans les jeux ambigus du Parti des indigènes de la République avec les frontières de l’antisémitisme, dans les proximités d’Étienne Chouard (figure au sein de la gauche radicale de la procédure démocratique du tirage au sort) avec Alain Soral, dans la répétition à l’envi sur internet et les réseaux sociaux de « Macron banquier Rothschild » lors de la récente Présidentielle (pourquoi pas seulement « banquier », ce qui n’aurait pas risqué de provoquer les images nauséabondes du passé ?), etc.
Le carburant socio-psychologique qui peut contribuer à donner de la légitimité à ces formes de confusionnisme au sein de la gauche radicale n’a pas grand-chose à voir, le plus fréquemment, avec une attirance pour l’antisémitisme. La part prise par la logique du « politiquement incorrect », qui donne les apparences d’une rebellitude à bon compte via des positionnements provocateurs, n’est pas à négliger. La culpabilité postcoloniale, non plus. Par exemple, l’excessive indulgence de quelques intellectuels critiques à l’égard des ambiguïtés d’Houria Bouteldja semble plutôt relever de ce que Pierre Bourdieu appelait en mars 1985 dans sa revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales une « sorte de complaisance à base de culpabilité qui, autant que l’essentialisme raciste, enferme et enfonce les colonisés ou les dominés en portant à tout trouver parfait, à tout accepter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font au nom d’un relativisme absolu, qui est encore une forme de mépris » (http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1985_num_56_1_2253).
Le cas du tweet conspirationniste, antisémite et négationniste, avec un photomontage issu du site d’extrême droite d’Alain Soral, émis, puis retiré avec des excuses, le 17 novembre 2012 par Gérard Filoche constitue un indice de l’affaiblissement des défenses vis-à-vis de l'antisémitisme au sein de cette aire confusionniste. Certes, son passé militant et ses excuses immédiates écartent le soupçon d’antisémitisme quant à sa personne, mais son tweet, sans qu’il en ait eu conscience, était clairement antisémite. Ses justifications a posteriori apparaissent d’ailleurs symptomatiques d’un relâchement de l’esprit critique devant les amalgames antisémites : « il y en a des dizaines d’images comme cela qui circulent » et « je n’avais rien vu du tout. J’ai été distrait » (20 minutes, 18 novembre 2017, http://www.20minutes.fr/high-tech/2171455-20171118-tweet-polemique-gerard-filoche-peut-croire-seconde-antisemite). Et son inconscience sincère finit même par prendre des accents conspirationnistes lorsqu’il contre-attaque « les macroniens et leur classe sociale », qui chercheraient à disqualifier le critique qu’il est. On n’y trouve pas de nette lucidité, par contre, quant à la gravité de ce qu’il a diffusé. La relativisation de l’antisémitisme peut bien faciliter, comme justification, une certaine banalisation aveuglée. Dans une veine analogue, les défenseurs de Gérard Filoche sur internet et les réseaux sociaux mettent en avant une « cabale » en prenant peu au sérieux l’importance de la bévue. En inversant l’accessoire et le principal, ils fournissent un signe supplémentaire de dérèglements confusionnistes à l’œuvre dans la gauche radicale.
Deux héroïnes de la fragilité : Hajer Maaref et Fatma Torkhani
Au cœur des avancées, par divers côtés, du brouillard et des brouillages, quelles sont les personnes qui pointent les sentiers qui nous permettraient de retrouver la voie de lueurs émancipatrices? Des héroïnes du quotidien. Lors d’un rassemblement de la Fraternité organisé par la LICRA de Dijon le 21 mars 2012 après le drame de Toulouse, une étudiante, Hajer Maaref, prend la parole : « J’ai grandi en France dans une famille algérienne et tunisienne, et, je précise, de confession musulmane ». Et elle ajoute : « Mais lundi dernier un homme, dont nous savons aujourd’hui qu’il se réclame de l’Islam, est venu et a tué des enfants, parce qu’ils étaient juifs. Il a pénétré aussi dans ma vie, il l’a pénétrée comme s’il la violait - comme s’il me violait. Mais il m’a appris quelque chose, je l’en remercie. Il m’a donné à comprendre qu’aujourd’hui, et désormais, moi l’Arabe, moi la Musulmane, je suis un peu juive. » J’avais publié à l’époque l’intégralité de son message sur mon blog de Mediapart (https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/290312/nous-sommes-tous-des-juifs-musulmans-laics). Rien à voir avec le fangeux « Mohamed Merah et moi » d’Houria Bouteldja peu de temps après (http://indigenes-republique.fr/mohamed-merah-et-moi/) !
Dans un contexte qui n’a pas la tonalité tragique du massacre de 2012, Fatma Torkhani réagit le 6 novembre 2017 sur le Bondy Blog à l’assimilation médiatique entre Tariq Ramadan et les « jeunes Maghrébins de banlieue » : « Oubliez les individualités, les personnalités, les particularités. (…) Nous sommes des Maghrébins et en plus, nous devons forcément partager la même passion pour un homme. » (« Affaire Tariq Ramadan : le courage des unes, la stigmatisation des autres », http://www.bondyblog.fr/201711061005/affaire-tariq-ramadan-le-courage-des-unes-la-stigmatisation-des-autres/#.Wgw3anY8YdV). Et elle précise, iconoclaste : « En ce qui me concerne, mon héroïne est Barbra Streisand : Américaine issue de l’immigration juive polonaise, qui a grandi dans un milieu modeste et à qui on a cessé de répéter qu’elle ne réussirait jamais à devenir comédienne car elle ne correspondait aux canons de beautés de l’époque. Elle s’est toujours battue pour réaliser ses rêves, a toujours soutenu des causes justes telles que les droits des femmes et des homosexuels. C’est une femme qui m’inspire, en qui je me reconnais et qui me donne envie de me battre contre ceux qui voudrait me discriminer ou encore décider à ma place. »
Voilà bien des héroïnes de la fragilité ordinaire ! Qui résistent aux essentialisations concurrentes, qui ne défendent pas « leur communauté » contre les autres, qui ne choisissent pas un racisme contre un autre, en maintenant ouverte la possibilité d’une commune humanité universalisable. Sans pour autant oublier le poids des stigmatisations et des discriminations qui pèsent sur leurs têtes. Des héroïnes qui nous rappellent le refus des manichéismes dans le meilleur de l’esprit critique des Lumières, stimulant la capacité à penser aussi contre ses propres préjugés.
(*) Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et militant libertaire, il a été chroniqueur à Charlie Hebdo (2001-2004) et tient aujourd’hui un blog sur Mediapart (https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog). Il est notamment l’auteur de Mes années Charlie et après ?, avec des dessins de Charb (Textuel, 2015).