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Alternatives & Révolutions
11 décembre 2017

Saint-Barthélémy, petit paradis pour milliardaires. UNE ÎLE FRANçAISE SANS IMPÔTS. (Le Monde diplomatique, 2006)

Saint-Barthélemy, petit paradis pour milliardaires

 

Une île française sans impôts

 

Depuis une décennie, une campagne vise à officialiser le statut d’exonération fiscale quasi totale dont l’île de Saint-Barthélemy – au nord-est de l’arc des Antilles – bénéficie de facto depuis toujours. L’enjeu est d’en faire définitivement, avant la fin de la saison parlementaire 2006, un paradis résidentiel exempté de toute forme de solidarité fiscale avec le reste du pays et, plus particulièrement, du département de la Guadeloupe.

Une île française sans impôts
 

Confetti de 21 kilomètres carrés situé à la charnière des Grandes et des Petites Antilles, l’île française de Saint-Barthélemy, l’« île des milliardaires » (comme l’appellent les riches Américains qui y ont leurs habitudes), mériterait plus de publicité que les quelques reportages alliant chroniques sociétale et « people » qui lui sont sporadiquement consacrés.

Les résidents de Saint-Barthélemy ne veulent pas payer l’impôt sur le revenu, celui sur les sociétés, ainsi que l’ensemble des impôts directs locaux (taxes foncières, taxe d’habitation, taxe professionnelle), et ce malgré des arrêts successifs du Conseil d’Etat (en 1983, 1985, 1988 et 1989) rappelant qu’ils sont tous exigibles de droit. La direction des services fiscaux n’enregistrait ainsi en 2002 que 497 déclarants pour l’impôt sur le revenu, alors même que le dernier recensement dénombrait à Saint-Barthélemy 2 766 actifs ayant un emploi : pour se justifier, les résidents en appellent au traité de rétrocession franco-suédois de 1877 censé les exonérer d’un impôt créé… en 1914 !

Découverte en 1493 par Christophe Colomb, occupée par les Français en 1648, l’île s’organisa autour de la pêche et d’une agriculture de subsistance qui voyait petits Blancs et esclaves noirs partager des conditions de travail relativement similaires (1). Cédée par Louis XVI à la couronne de Suède en 1785, elle fut rétrocédée à la France en 1877 par le roi Oscar II (après avis favorable des « Saint-Barths »). Saint-Barthélemy retourna alors à une économie de pénurie et à une structure communautaire fermée et fortement endogame (2).

Entre-temps, l’abolition de l’esclavage (en 1847) avait donné lieu au départ progressif de la quasi-totalité de la population noire nouvellement affranchie, qui ne possédait pas de terres à exploiter. Ce départ en masse permet aujourd’hui à l’office du tourisme de la municipalité d’utiliser comme l’un de ses premiers arguments de vente le fait qu’à Saint-Barthélemy « la population n’est pas métissée » (quitte à effacer deux siècles d’histoire en affirmant au passage que l’île n’a jamais connu l’esclavage).

Les exonérations fiscales dont jouit Saint-Barthélemy s’expliquent donc par un siècle (1850-1950 environ) de dénuement insulaire et de tentatives pour y remédier : elles renvoient à une époque de difficultés et d’isolement, quand les cultures vivrières constituaient quasiment la seule activité (3). Ce sont ces circonstances historiques qui motivent, outre le refus des habitants de l’île d’acquitter le moindre impôt direct, leur exemption officielle de la plupart des prélèvements indirects ; alors même que Saint-Barthélemy bénéficie par ailleurs des péréquations effectuées sur le produit de ces taxes, qu’il s’agisse de compensations régionales – dans le cas de l’octroi de mer (taxe sur les produits, spécifique aux départements d’outre-mer, dont les conseils régionaux fixent le taux) ou nationales (fonds de compensation de la TVA) (4). Quant à la TVA immobilière, bien qu’exigible, le consensus local veut qu’elle ne soit pas perçue. La situation socio-économique de l’île a pourtant connu en quelques décennies une profonde révolution, qui rend ces dispositions saugrenues, voire indécentes.

En 1957, M. David Rockefeller débarquait à Saint-Barthélemy : il y achetait une propriété de 27 hectares pour une poignée de milliers de dollars, et entraînait à sa suite ses voisins de Park Avenue et autres quartiers huppés. Ces arrivées furent l’événement déclencheur de la transformation progressive de l’île en « site exceptionnel, assurant aux touristes une ambiance familiale et confidentielle en haute saison, et un fort degré de sécurité, ce qui distingue cette destination des autres îles des Caraïbes (5) ». Le prix très élevé d’une résidence secondaire ou d’un séjour sur place ainsi que les difficultés d’accès par avion (l’atterrissage n’est possible que pour de petits appareils) permettent dès lors de « capter la clientèle haut de gamme, soucieuse de préserver la confidentialité de la destination ».

« Y être, c’est déjà en être »

Alors que l’île n’accueillait en 1963 que 310 touristes (et quelques centaines de plaisanciers), leur nombre passait à 47 000 en 1980, puis à 282 000 en 2003. Une massification toute relative qui a fait de Saint-Barthélemy un des hauts lieux de villégiature et de plaisance de la grande bourgeoisie.

Les vieilles familles de la côte est des Etats-Unis ont été rejointes par nombre de leurs cousins et amis européens, ainsi que par les tycoons de la nouvelle économie mondiale. Lors du réveillon du Jour de l’an 2005, la petite anse de Gustavia accueillait notamment MM. William Gates, Paul Allen (fondateurs de Microsoft), Lawrence Ellison (fondateur d’Oracle) et Roman Abramovich (6), dont les yachts respectifs – tous immatriculés dans les places offshore britanniques de George Town (îles Caïmans) ou Hamilton (Bermudes) – constituent la quintessence de la multiterritorialité résidentielle de luxe. Ces élites industrielles et patrimoniales côtoyaient aussi des magnats du divertissement comme MM. David Letterman, Steven Spielberg, Jerry Bruckheimer et Sean Combs, de même qu’une pléiade de stars du box-office et de la mode dont le prestige contribue à conférer à l’île son statut de lieu d’élection pour la nouvelle classe de loisirs qu’est l’hyperbourgeoisie mondialisée.

A côté des centres décisionnels d’où sont gouvernés les flux financiers (New York, Londres ou Paris) et au milieu de la myriade d’îles caribéennes dont l’économie est fondée sur la soustraction de ces flux au contrôle des Etats, Saint-Barthélemy apparaît donc comme un espace fonctionnel consacré à la consommation somptuaire et au maintien de l’entre-soi des dominants du système.

Un entre-soi insulaire qui permet de se passer des dispositifs de protection et de ségrégation internes qui caractérisent les localités balnéaires continentales les plus huppées ; point de vigiles dans les espaces publics ou de sélection à l’entrée des boîtes de nuit à Saint-Barthélemy : y être, c’est déjà en être. Cette évolution n’a d’ailleurs pas échappé aux centaines de professionnels des services de loisirs et de proximité (gérants ou propriétaires d’hôtels, de boutiques de luxe, de restaurants ou de boîtes de nuit) venus s’établir sur l’île pour profiter de la manne du tourisme haut de gamme, ainsi qu’aux « Saint-Barths » qui se sont peu à peu constitués en classe de services et qui contrôlent la vie politique locale et les ressources économiques premières de l’île : le foncier, les bâtiments et travaux publics (BTP), l’approvisionnement en eau potable, l’activité portuaire et aéroportuaire, la location et l’entretien des moyens de transport et d’une partie des villas de luxe. De nombreuses familles locales sont à leur tour multimillionnaires en euros. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est loin de la situation de quasi-pénurie qui caractérisait l’après-guerre.

La défiscalisation de fait de l’île apparaissant dès lors aussi pertinente que pourrait l’être celle de Saint-Tropez ou Neuilly-sur-Seine, les différents gouvernements de gauche (à l’instigation, notamment, de Pierre Bérégovoy) ont, depuis 1981, cherché à faire respecter la loi à Saint-Barthélemy en tentant d’y lever l’impôt. Après tout, ils réussirent, durant la même période, à faire évoluer radicalement l’attitude des habitants de l’île voisine de Saint-Martin, qui jouissaient jusque-là de prérogatives coutumières semblables.

Beaucoup plus singulier est le rôle central qu’ont joué les réseaux du président Jacques Chirac dans la manœuvre juridico-politique visant à conférer à l’île une autonomie fiscale l’exonérant officiellement de toute solidarité. Dès le début des années 1990, sous l’œil bienveillant de Jacques Foccart – l’historique « M. Afrique » du gaullisme, qui possédait alors une résidence à Gustavia – commencèrent à circuler différents projets pour transformer Saint-Barthélemy en collectivité territoriale à statut particulier ou en territoire d’outre-mer. M. Bruno Magras, élu maire de l’île en juin 1995, fit de cet objectif la priorité de son agenda politique et, dès octobre 1996, le conseil général de la Guadeloupe – présidé par Mme Lucette Michaux-Chevry (RPR, puis UMP), très proche de l’Elysée – se prononça en faveur d’un changement du statut de Saint-Barthélemy.

Deux mois plus tard, la proposition était soumise au vote de l’Assemblée nationale par M. Pierre Mazeaud, un ami de longue date de M. Chirac, qui présidait alors la Commission des lois. Elle fut votée immédiatement par l’Assemblée. Mais la dissolution de 1997 ne laissa pas à la proposition Mazeaud le temps d’être approuvée par le Sénat, et le gouvernement de M. Lionel Jospin, hostile à un projet de loi qu’il considérait comme inconstitutionnel, ne souhaita pas donner suite à l’initiative parlementaire : les principes d’universalité des contributions fiscales et d’égalité devant l’impôt figurent en effet dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Qu’à cela ne tienne : dès 1998, M. Philippe Chaulet (RPR), second de Mme Michaux-Chevry et député de la 4e circonscription de la Guadeloupe (dont dépend Saint-Barthélemy), se fit le porte-parole de ces électeurs qui cherchaient à la quitter (7) et formula une nouvelle proposition de réforme statutaire (8). Ce fut ensuite au tour de M. Nicolas Baverez, l’essayiste ultralibéral (9), de mettre sa plume au service de cette campagne en rédigeant pour la commune de Saint-Barthélemy un rapport qui constitue jusqu’ici le plaidoyer pro domo le plus complet et incisif en sa faveur.

Ainsi, lors du retour aux affaires d’une droite qu’ils savaient plus favorable à leur argumentation, les élus de l’île renouvelèrent leur demande, qui fut finalement acceptée. Le 7 novembre 2003, le gouvernement présenta successivement devant l’Assemblée nationale et le Sénat son projet de transformation des îles françaises des Caraïbes en autant de collectivités d’outre-mer. Concernant Saint-Barthélemy – où un référendum local approuva cette proposition, un mois plus tard, par 95,51 % des votes exprimés –, il précisa que l’Etat y renoncerait au pouvoir législatif dans « toutes les matières autres que régaliennes », que la nouvelle collectivité exercerait « les compétences dans les domaines suivants : fiscalité, sans préjudice de l’établissement d’une convention fiscale avec l’Etat qui déterminera la notion de résident ; régime douanier ; réglementation des prix », mais que ces dévolutions, « dans le domaine fiscal, ne remettront pas en cause celles que l’Etat conservera en matière de procédure pénale, de droit pénal, mais aussi de droit commercial, monétaire et financier : en aucun cas, les compétences nouvelles accordées (...) ne pourront avoir pour effet de permettre la création de “paradis fiscaux” ou de “centres offshore” (10) ».

Saint-Barthélemy n’est donc pas, au sens juridique, un paradis fiscal, et ne deviendra pas une des nouvelles platesformes euro-caribéennes du blanchiment et de la grande délinquance financière. Il n’en demeure pas moins que le nouveau statut de l’île – que le Parlement français est susceptible de ratifier en votant une loi organique – constituerait un énième démantèlement des régulations de solidarité et de cohésion sociale.

Comme on pouvait s’y attendre, les efforts législatifs des conservateurs sont soutenus par ceux pour qui le nouveau statut de paradis « fiscal-résidentiel » sera la façon la plus efficace de maintenir la compétitivité de l’île de Saint-Barthélemy sur le marché de la plaisance et de la villégiature de luxe, et de favoriser l’activité économique de leur classe de service : un peu comme on exonérerait de tout impôt le châtelain sous prétexte qu’il fournit du travail à son majordome.

Il resterait néanmoins très curieux d’exempter de toute fiscalité de redistribution la plus riche des communes de Guadeloupe, région et département de France le plus sinistrés par le chômage et la pauvreté. Quant à savoir si une telle réforme contredit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le dernier mot risque bien d’en revenir au Conseil constitutionnel… où l’on retrouve opportunément le président Mazeaud.

Sébastien Chauvin

Doctorant en sociologie au centre Maurice-Halbwachs (ENS-CNRS-EHESS). Enseignant à l’université de Chicago (Etats-Unis).

Bruno Cousin

Doctorant en sociologie à l’Observatoire sociologique du changement (FNSP-CNRS). Enseignant à Sciences Po Paris.

(1« Saint-Barthélemy », dans Jacques Adélaïde-Merlande (sous la dir. de), Histoire des communes. Antilles-Guyane, vol. 5, Pressplay, Pointe-à-Pitre, 1986.

(2Yolande Lavoie, « Histoire sociale et démographique d’une communauté isolée : Saint-Barthélemy », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 42, no 3, Montréal, 1989.

(3Jean Benoist, « Du social au biologique : étude de quelques interactions », L’Homme, no 6, Paris, 1966.

(4Commune de Saint-Barthélemy, Projet de collectivité d’outre-mer. Eléments d’équilibre financier, mars 2003.

(5Commune de Saint-Barthélemy, Evolutions statutaires de Saint-Barthélemy en territoire d’outre-mer. Raisons et modalités, 2000 (par Nicolas Baverez).

(61re, 5e, 12e et 25e fortunes mondiales selon le classement 2004 de la revue Forbes.

(7Mairie de l’île de Saint-Barthélemy, Commune de la Guadeloupe ou collectivité territoriale de la République à statut particulier ?, 1998 ; Commune de Saint-Barthélemy, Des relations entre l’Etat, la région, le département et la commune de Saint-Barthélemy (rapport élaboré à l’attention de M. François Seners), 1999.

(8Philippe Chaulet, « Proposition de loi visant à reconnaître à la commune de Saint-Barthélemy le statut de collectivité territoriale à statut particulier », Assemblée nationale, no 1052, enregistrée le 7 juillet 1998.

(9Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, Paris, 2003.

(10Comptes-rendus intégraux des débats de l’Assemblée nationale (3e séance du 7 novembre 2003) et du Sénat (séance du 7 novembre 2003) : « Consultation des électeurs de Guadeloupe, de Martinique, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy ».

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