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Alternatives & Révolutions
29 août 2018

CINEMA - A propos de "The servant" film de Joseph LOSEY - Un article passionnant -

  • Je viens de revoir "The servant" de Joseph Losey. Voici un texte riche à son sujet...
“The Servant”, de Joseph Losey : la grande histoire
d'un film au parfum de soufre

 

Le fameux miroir convexe dont la réflexion inverse les personnages dans le champ.
Une maison qu’on dirait hantée par le vice, un énorme miroir, convexe, un aristocrate de plus en plus soumis, un valet de chambre de plus en plus sadique… Avec ses ombres inquiétantes et ses mouvements de caméra sophistiqués, “The Servant”, le chef-d’œuvre écrit par Harold Pinter et réalisé par Joseph Losey en 1962, ressort en salles en version restaurée. L’occasion de revenir sur l’histoire de ce film.

Rome, 1962. Joseph Losey prépare le tournage d'un film qui lui tient terriblement à cœur : Eva, avec Jeanne Moreau. Coup de fil de l'acteur Dirk Bogarde. « Joe, il existe une adaptation du roman de Robin Maugham ! C'est Michael Anderson qui a commandé le scénario. Il est signé Harold Pinter ! » Huit ans plus tôt, alors que s'achève le tournage de La Bête s'éveille, leur toute première collaboration, le cinéaste américain a déjà demandé à l'acteur britannique de lire The Servant. Paru en 1948, le roman contient en germe tous ses thèmes obsessionnels : les rapports de domination et de servitude, la tectonique des classes – l'une pourrissant quand l'autre se rebiffe – l'ambiguïté sexuelle et la perversion… Dans cet affrontement social, et sadomasochiste, entre Tony, un jeune lord anglais, qui croit encore vivre au XVIIIème siècle et Barrett, un domestique machiavélique et dépravé, Losey voit "une sorte d'histoire de Dorian Gray" mâtinée de myhte faustien.

A l'époque de La Bête s'éveille, le projet achoppe. Education bourgeoise et puritaine dans le Wisconsin – son enfance évoque La Splendeur des Amberson – formation marxiste, influence brechtienne, Joseph Losey, victime de la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy, a quitté les Etats-Unis quatre ans auparavant. La nuit de l'élection d'Eisenhower. Sommé de venir témoigner devant la sinistre commission des activités anti-américaines, il a choisi de s'installer en Grande-Bretagne. La peur de figurer à nouveau sur la « liste noire » le poursuit, il a du mal à s'intégrer en Angleterre. Meurtri par son exil, il tourne sous pseudonyme des films mal accueillis, son dernier succès remontant à la sortie du Rôdeur, en 1951. En attendant des jours meilleurs, Losey garde The Servant sous le coude. Quand l'occasion se représente, à l'orée des années soixante, il a 54 ans, vient de passer deux ans en France puis en Italie. Losey rentre à Londres détruit par l'aventure d'Eva, qui s'est soldée par un échec et un divorce avec les producteurs. The Servant arrive à point nommé pour le faire renaître de ses cendres.

La genèse

 

Joseph Losey et James Fox sur le tournage.

 

Joseph Losey et James Fox sur le tournage.

 

© ProdDB


Dirk Bogarde n'a plus l'âge de jouer le rôle de Tony, l'aristocrate asservi que Losey comptait initialement lui offrir ; qu'à cela ne tienne, il peut jouer Barrett, son inquiétant et vicieux valet de chambre. Reste à convaincre tous les autres. En échange de sa promesse de réaliser le film pour cinq cent mille dollars, pas plus, les agents Robin Fox et Leslie Grade acceptent de produire le projet. Quant à Harold Pinter, qui est alors un dramaturge reconnu mais un scénariste débutant, c'est une autre histoire. Selon Losey, son scénario est « très inégal mais absolument brillant ». Rendez-vous est pris au Conaught Hotel, dans le quartier londonien de Mayfair : sont présents Dirk Bogarde et Tony Forward, son manager, Pinter et son agent, et bien sûr, Losey lui-même. « J'affrontai Harold qui était tout sauf modeste, parce qu'il n'était pas certain d'être Harold Pinter. Il déclara : “Je n'ai pas l'habitude d'écrire d'après les mots qu'on me donne et ça ne me plaît pas.” »

 

Pinter craint que Losey mette de l'eau dans le soufre. A l'inverse, l'homme d'affaires de Bogarde, lui, refuse de voir l'idole du cinéma britannique carbonisée par « un film complètement homosexuel ». Appréhension d'autant plus légitime que Bogarde vient alors de s'illustrer en avocat bisexuel dans La Victime, de Basil Dearden. Interrogé par Michel Ciment, Losey se souvient : « Ce fut une très rude soirée pendant laquelle tout le monde se soûla abondamment, sauf moi, qui étais par chance dans une de mes périodes sans boisson. Si je n'avais pas été parfaitement sobre ce soir-là, il n'y aurait jamais eu de Servant, parce que je dis à Harold Pinter vers trois heures et demie du matin : “Donnez-moi mes notes que vous avez dans la main”, et je les déchirai puis j'ajoutai : “Revenez me voir demain vers midi et demi, on boira un verre et on repartira de zéro. Je reprendrai avec vous le scénario page par page.” Et c'est ce que nous fîmes. » C'est le début d'une collaboration de quatorze ans, riche de trois films majeurs : The Servant, Accident (1967) et Le Messager (1971). La concision et le sens de l'ellipse du dramaturge – dialogues rares, laconiques et précis – s'accordent à merveille au goût de Losey pour le baroque et l'artifice.

Le tournage

 

James Fox et Sarah Miles. Leur idylle provoque des coups de théâtre sur le tournage.

 

James Fox et Sarah Miles. Leur idylle provoque des coups de théâtre sur le tournage.

 


Le tournage commence le 28 janvier 1963, dans les studios de Shepperton, à une trentaine de kilomètres de Londres. C'est un hiver terrible, et Losey tombe malade une quinzaine de jours plus tard – une broncho-pneumonie qu'il doit soigner au fond de son lit. Pendant quelques temps, le film est donc laissé aux mains du décorateur Richard MacDonald et de Dirk Bogarde. A son retour, depuis un lit installé sur le plateau, Losey refilme quasiment tous les plans qu’ils avaient tournés… Techniquement, les effets de miroir et d'ombres voulus par le cinéaste posent problème au chef opérateur Douglas Slocombe. Lequel fait l'impossible pour travailler avec le fameux miroir convexe dont la réflexion inverse la place des personnages dans le champ et donc, le rapport maître / serviteur.

 

Jospeh Losey, lui, se souvient du tournage comme d’un pur moment de bonheur : « Ce film a été très agréable à faire : tout le monde aimait tout le monde. » Parfois même trop… Ainsi la relation amoureuse tumultueuse qu'entretiennent James Fox, alias Tony, et Sarah Miles, qui joue Vera, « la sœur » du valet, apporte son lot de coups de théâtre sur le plateau. Losey se souvient du tournage de la fameuse scène du fauteuil pivotant, où Vera séduit Tony : « C'était une vraie garce ce jour-là. Il fallut faire venir sur le plateau son agent, Robin Fox [le père de James, qui joue Tony, NDRL], qui était aussi le mien. » Le voyant flanqué d'un kimono court et de bottes en fourrures – les mêmes que celles de Stanley Baker dans Eva – Sarah Miles s’en prend à son amant : « Grande folle puante, si tu crois que je vais jouer avec toi dans cette tenue grotesque, tu es fou ! » Tancée par son agent, recadrée par Losey, Sarah Miles finit par se calmer. Quant au malheureux James Fox, qui ressemble de plus en plus à son personnage sadisé, il refuse catégoriquement de jouer avec les fameuses bottes.

La maison

 

L'orgie finale.

 

L'orgie finale.

 

© DR


«
The Servant est aussi l'histoire d'une maison cachée derrière une façade de style géorgien. C'est l'histoire des métamorphoses que subit cette maison sous la main des hommes et c'est aussi l'histoire de l'influence claustrophobe et maligne qu'elle exerce sur ceux qui l'habitent de nos jours. » A l'instar d'autres cinéastes de sa génération, d'Elia Kazan à Nicholas Ray en passant par Orson Welles, Losey est d'abord un homme de théâtre. A Broadway, dans les années 30-40, il s'est frotté à Piscator et Brecht, dont il a mis en scène La Vie de Galilée, avec Charles Laughton, en 1947. A ses yeux, le décor est donc crucial. Qui plus est pour un huis clos comme The Servant.

 

La maison de Tony est censée se situer au 30 Royal Avenue, à Chelsea, en face de l'ancienne propriété de Somerset Maugham, le père de Robin. L'intérieur de la maison est conçu en studio par Richard MacDonald. Métaphore d'une société britannique ultra-hiérarchisée, chaque pièce correspond à un espace symbolique hérité de la structure en étages des théâtres à ciel ouvert de l'Angleterre élisabéthaine. « Je voulais un décor où, du sous-sol à l'étage le plus élevé, qui est le piège final, on ait une entrée et une issue dans chaque pièce. C'est donc une spirale qui finit, vers le haut, par un piège dans la chambre de Vera, et qui, vers le bas, se termine par un piège qui ouvre sur Royal Avenue dans la neige. » Quant aux quelques extérieurs, ils sont effectivement tournés au 30 Royal Avenue, maison que Losey finira par acheter pour y vivre. Et y mourir.

L'ombre d'Eva

« Il me fallut de longues années pour surmonter l'idée que The Servant était inférieur à Eva. Il est bien sûr moins cher, moins élaboré, moins personnel et de bien des points de vue c'est une sorte de remake. » Ainsi parle Losey bien des années après la sortie de The Servant, qu’il a conçu dès le départ comme un prolongement d'Eva. « Dans les deux films, un personnage l'emporte sur l'autre et le détruit. La seule différence est une différence de sexe. Eva comme le serviteur sont exploités dans la société et utilisent la sexualité pour se venger, ainsi qu'une intelligence beaucoup plus grande. Je veux dire qu'Eva est beaucoup plus douée que Stanley Baker et le serviteur que le personnage de James Fox, et que tous deux comprennent beaucoup mieux la marche du monde. » Stylistiquement aussi, les deux films sont très proches : le décor et les mouvements de caméra circulaires notamment.

 

Wendy Craig, Dirk Bogarde et James Fox.

 

Wendy Craig, Dirk Bogarde et James Fox.

 

© DR


Si Joseph Losey porte Eva au pinacle, c'est aussi peut-être parce que « sa » version n'existe plus. Coupé et dépecé par des producteurs bouchers, le film est envoyé à l'abattoir sans que Losey puisse jamais récupérer le matériel d'origine, prétendument perdu. Traumatisé par cette expérience, le cinéaste monte The Servant avec le souvenir de cette dépossession en tête. Dans Un Florilège de Joseph Losey, Denitza Bantcheva évoque une lettre écrite à Leslie Grade, son principal coproducteur, où « il le remercie de lui avoir permis de faire, pour la première fois de sa vie, après trente ans de travail au théâtre, au cinéma, à la télévision ou à la radio, exactement ce qu'il avait conçu avec “son groupe de collaborateurs enthousiastes”. » La seule erreur que Losey concède au sujet de The Servant, c'est la présence au générique de la vedette de télé Wendy Craig – « un mauvais choix », justifié à l'époque par sa notoriété. 

 

L'homosexualité

A une question de Michel Ciment sur l'origine de l'homosexualité supposée de Tony, Losey répond : « Il y a toujours des circonstances pour l'homosexualité dans le milieu de tout Anglais de la haute société, à cause des public schools et des relations sado-masochistes des professeurs, des grands élèves et des plus jeunes. » « L'homosexualité est partout et nulle part dans The Servant », estime quant à lui le critique du Guardian, Peter Bradshaw, qui souligne la maîtrise avec laquelle le tandem Pinter-Losey reproduit dans les dialogues et la mise en scène les manières équivoques des gays du début des années soixante. A l'époque, l'homosexualité est encore considéré comme un crime et la représentation de cette « déviance » à l'écran, interdite. Passer outre, c'est s'exposer au danger, au chantage…

A ce sujet, Bradshaw remonte d'ailleurs aux sources du film : non pas le roman de Maugham, mais la vie de l'auteur lui-même. Il raconte ainsi comment Maugham, cherchant une boisson pour sa « date », la fille de Winston Churchill, surprend un adolescent nu sur le lit de son domestique. « Je vois que vous admirez mon jeune neveu, Sir, lui dit celui-ci. Voulez-vous que je l'envoie dans votre chambre pour vous souhaiter une bonne nuit ? » Dans le roman comme dans le film, le garçon est remplacé par une fille et l'acte contre-nature ne désigne plus l'amour entre hommes mais l'inceste.

La sortie du film

Early sixties. Guerre Froide. En novembre 1963, The Servant sort dans les vapeurs toxiques de l'affaire Profumo [du nom de ce secrétaire d'Etat dont la liaison avec la maîtresse d'un dignitaire soviétique provoqua la chute du Premier ministre conservateur, NDRL]. C’est la fin d'une époque. Quelques années plus tôt, la crise du canal de Suez a ridiculisé le Royaume-Uni sur la scène internationale. Les rapports de force changent et les ex-maîtres du monde ont le blues… Encore en grande partie engoncée dans une austérité politique et morale à mille lieues du Swinging London, la société britannique n'a guère l'habitude qu'on lui tende un miroir aussi cru. Il est vrai que sur The Servant, les censeurs ont mal fait leur travail : John Patterson, du Guardian, rappelle que c'est la première fois que le mot « fuck » est énoncé dans un film anglais… Sans parler de la nudité de l’actrice Sarah Miles ou de la scène finale de l’orgie.

Ce film sulfureux, véritable bombe baroque, secoue le cinéma anglais contemporain. Certes, la nouvelle vague british a déjà commencé à faire parler d’elle, avec des auteurs comme Tony Richardson (La Solitude du coureur de fond), Karel Reisz (Saturday night and Sunday morning) ou encore John Schlesinger (Billy le menteur). Mais la sophistication de la mise en scène de Losey, et son observation sans pitié des mœurs de la haute société le situent loin, bien loin, du « réalisme d’évier » (kitchen sink realism) de ses confrères proches des classes populaires. The Servant, sélectionné à la Mostra de Venise de 1963, impose enfin Losey comme un auteur qui compte. Déjouant les sombres pronostics des producteurs inquiets, le film marche et lance, au passage, James Fox et Sarah Miles. Pour Bogarde, il constitue un tournant. Quant à son impact sur le destin de Losey, il marque tout simplement « le début d'une nouvelle carrière et d'une nouvelle vie ».

 

 

A lire

Le livre de Losey, Edition définitive, par Michel Ciment, Ramsay poche cinéma.
Joseph Losey. L'Œil du maître, textes réunis et présentés par Michel Ciment, Institut Lumière/Actes Sud, 1994.
Un Florilège de Joseph Losey, de Denitza Bantcheva, Editions du Revif, Paris, 2014.

Sur le décor de The Servant : http://www.sens-public.org/spip.php?article465

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