Le camarade Staline peut reposer tranquillement dans sa tombe,
le Parti communiste (PC) grec veille, bien décidé à poursuivre sa
mission éternelle : servir la révolution ouvrière, guetter son arrivée,
préparer les troupes, et surtout ne pas permettre aux sirènes de
faire entendre le chant d’une victoire de la gauche. Pendant la
courte campagne électorale, en Grèce, tous les invités communistes
des plateaux de télévision insistaient sur une chose : nous sommes
le PC, pas la gauche.
Après l’annonce des résultats, ils se disaient ravis d’avoir gardé
l’essentiel de leur puissance électorale (8,48 %)... en attendant
la révolution. Une blague qui faisait le tour des journalistes depuis des
années est désormais sur toutes les lèvres : la chef du parti,
Mme Papariga, reste complètement inactive, comme une vieille
bigote qui attend le jugement dernier. Un résumé de la politique
du PC en Grèce : pas question d’alliance avec la gauche et surtout
avec Syriza, ce « parti bourgeois ».
Issu de multiples divisions et réunions (à partir de 1968) de la gauche
réformatrice et progressiste, Syriza a fait la plus importante percée de
ces élections décisives. A lui seul, ce résultat pourrait sonner le glas
du bipartisme.
L’un des trois enjeux majeurs du scrutin consistait précisément à
déterminer si l’une des forces de gauche parviendrait à s’assurer une
position dominante. Question tranchée : avec 16,8 % des suffrages,
Syriza obtient incontestablement ce statut de leader, se hissant même
au rang de deuxième force politique du pays – derrière Nouvelle
Démocratie (ND, droite), avec seulement deux points d’écart. Chez
les jeunes qui ont voté pour la première fois, chez les sans-emploi,
et dans toute la région d’Athènes, Syriza arrive en tête.
Cela a déplu aux grands médias et à leurs chiens de garde.
Tout au long de la soirée électorale, devant les caméras et derrière
les micros, ils se sont montrés étonnement agressifs avec les invités
de Syriza : « Vous proposez de former un gouvernement, mais comment
allez-vous y parvenir ? Comment ? COMMENT ? » Beaucoup plus indulgente,
leur attitude à l’égard du chef du parti néonazi Aube dorée, qui, sur le point
de prononcer son discours, a exigé : « Levez-vous », dans un grec ancien
mal décliné. Certains se sont exécutés.
Deuxième enjeu, justement, le pourcentage de l’extrême droite. Un résultat
nettement moins réjouissant. Avec presque 7 % des suffrages, les néonazi
s ont emporté la sixième place et fait une entrée spectaculaire au Parlement.
7,5 % des électeurs ayant voté pour Nouvelle Démocratie en 2009 ont préféré
Aube Dorée, de même que 4,5 % des électeurs en provenance du Parti
socialiste (Pasok), arrivé troisième avec 13,18 % des suffrages (moins que
son tout premier score, en 1974, sous Andreas Papandreou).
Le troisième enjeu, « qui gouvernera le pays ? », reste la grande inconnue.
Trois sièges seulement manquent aux grands partis de jadis pour former
un nouveau gouvernement pro-mémorandum (1) c’est-à-dire, pour continuer
comme avant les élections. Ils ont pensé convaincre trois députés, des
« Grecs indépendants » (nouveau parti, cession de la ND, fortement
anti-mémorandum et nationaliste, arrivé en quatrième position), de donner
leur vote, avec la promesse d’un ministère. Sauf que le souvenir de juillet
1965 – quand le gouvernement de Papandreou (grand-père) fut destitué par
ses propres députés, ce qui avait accentué l’instabilité politique et ouvert
la voie au coup d’état de 1967 – marque encore la vie politique du pays.
On ne devient pas facilement un « traître » : ce scénario a été invalidé au
lendemain des élections.
Ce mardi 8 mai, après que le leader de Nouvelle démocratie s’en est déclaré
incapable, M. Alexis Tsipras a été chargé par le président de la République de
former un gouvernement. Ce jeune homme charismatique de 38 ans a su s’affirmer
comme un personnage politique incontournable, d’abord au sein de la mosaïque
de Syriza, puis dans la société toute entière. Ses adversaires l’accusent de
populisme, lui reprochent un style un peu « macho », mais nul ne conteste qu’il fut
le seul dirigeant politique capable d’assurer une place à l’opposition dans le Parlement
pendant cette dernière période, marquée par une politique d’austérité extrême. Il a su
également mener une campagne électorale brillante et imposer son agenda. Au point
que tous les discours des dirigeants des autres partis ont fait référence aux
propositions de Syriza : la renégociation du mémorandum imposé par la troïka
et l’effacement d’une partie de la dette grecque, sans pour autant sortir de
l’Union européenne ou de la zone Euro.
Néanmoins, les chiffres ne sont pas au rendez-vous. Même si le PC acceptait
de donner son accord – ce qui relève de la science-fiction –, même avec
l’appui du troisième parti de la gauche (la Dimar – « Alliance Démocratique »
–, scission de Syriza, qui défend une politique plus proche de celle du Pasok),
et enfin même avec l’aide du Pasok dont le chef a déclaré qu’il va soutenir un
gouvernement de gauche, il ne serait pas possible de former un gouvernement.
La faute à la loi électorale, taillée sur mesure pour maintenir le bipartisme : la
formation qui arrive en tête du scrutin remporte cinquante sièges supplémentaires
au Parlement (sur un total de trois cents), afin de pouvoir facilement former
un gouvernement. C’est ainsi que ND a vu ses effectifs parlementaires presque
doubler, « volant » des sièges qui, sinon, seraient revenus à Syriza dans la
région d’Attique.
M. Tsipras va conserver le plus longtemps possible le mandat qu’il reçoit
ce 8 mai. Pendant ces trois jours, il va répéter inlassablement son message
d’unité de la gauche, que le PC et la Dimar ont formellement rejeté avant les
élections. Cette fois, il va aller plus loin, proposer des congrès communs, tendre
la main aux écologistes (qui n’ont pas pu franchir le seuil de 3 %), aux maoïstes,
aux léninistes, aux trotskistes, aux dissidents du PC, à toute la galaxie des
partis de la gauche. But inavoué et vœu cher à tous les Grecs de gauche : faire
imploser le PC pour le reformer sur de nouvelles bases et donner à la gauche
grecque sa juste position dans la société.
Puis ce sera au tour des autres partis de recevoir un mandat pour former un
gouvernement, la perspective d’une coalition majoritaire s’éloignant toujours
un peu plus à chaque fois.
Quelles perspectives s’offrent alors ? Probablement le retour aux urnes.
Néanmoins, les partis du centre (ND et Pasok) ne souhaitent pas de nouvelles
élections, car c’est surtout Syriza qui en bénéficierait.
La Grèce se trouve donc dans une impasse : il n’est possible de former un
gouvernement ni avec ni sans Syriza. Le scénario le plus cauchemardesque
serait que Nouvelle Démocratie et le Pasok donnent à M. Tsipras leur appui
sans participer à son gouvernement, sacrifice qu’ils accepteraient pour sauver
les règles qui fondent le bipartisme. M. Tsipras serait ainsi obligé de diriger
la Grèce sans disposer de véritable pouvoir ni, d’ailleurs, de cadres formés.
Sans leviers, sans filet…