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Alternatives & Révolutions
7 février 2016

UNE NOUVELLE DE MUSTAPHA BELHOCINE "Gestion du flux"

 

Une nouvelle de Mustapha Belhocine

Gestion du flux

Se voir agir, et saisir d’un même regard les circonstances qui nous font agir : cette distance au rôle est un trait commun à de nombreux observateurs critiques de la société. Combinée à la prise de notes quotidienne et à la faculté littéraire de rendre vivantes des situations, elle fait un écrivain. Tel Mustapha Belhocine, acteur et narrateur du vaste monde du travail précaire.

Jadore les spas, l’eau chaude, les bulles pour détendre les muscles. A l’espace aquatique Pailleron de Paris, il y a un sacré Jacuzzi, plusieurs bassins d’eau chaude. Ce n’est pas les thermes de Budapest, mais c’est gratuit à condition de justifier de son statut de chômeur. Pas simplement avec sa carte : ils demandent une attestation récente. Il faut y penser, plier sa feuille en quatre dans son portefeuille. Des fois, on oublie, on a même envie de payer, de dédaigner ostensiblement ce privilège accordé. Mais j’ai du répondant. J’ai toujours un CV sur moi, et dès que je débarque dans un endroit quelconque : « Vous recrutez ? » Ce jour-là, je n’avais pas de justificatif, mais j’avais un CV.

« Bonjour madame, une entrée pour la piscine…

— Vous avez un justificatif récent ? (Je fais semblant de chercher partout.)

— Désolé, madame, je ne le trouve plus… Mais je vous assure que je suis au chômage...

— Votre carte date de juin 2010...

— Ecoutez, madame, je suis vraiment au chômage. D’ailleurs, vous recrutez ?

— Pardon ?

— Je veux savoir si vous recrutez.

— Euh, oui, on cherche du monde…

— Eh bien, voilà un CV. Quel type de poste ?

— Voici votre entrée, monsieur… »

A moi les petites bulles du Jacuzzi.

***

L’entretien mensuel se déroule bien, ma conseillère est sympa et compréhensive. Elle sait qu’elle n’a pas grand-chose à m’offrir et que, au vu de ma trajectoire, les possibilités de boulot sont limitées.

« Votre inscription comme demandeur d’emploi est maintenue. Vous avez d’autres questions ?

— En fait, vu mon parcours professionnel et vu que je connais bien les dispositifs d’insertion (et qu’accessoirement j’aimerais bien un petit bureau où je bosserais de 9 heures à 17 heures), je voudrais savoir si ça recrute à Pôle emploi.

— Eh bien oui, pourquoi pas ? C’est vrai, vous avez les qualités requises pour ce poste. Il faut écrire à la délégation régionale, au service des ressources humaines. Je vous note l’adresse. »

J’envoie donc CV et lettre de motivation, m’enthousiasmant déjà à l’idée d’être pris, même si je n’y crois pas vraiment. Une semaine plus tard, quelle n’est pas ma surprise de recevoir une convocation. Je suis très heureux. Bon, une fois encore, il ne s’agit que d’un entretien, mais il est tellement rare d’en obtenir un que c’est devenu une finalité en soi. Le boulot, c’est la cerise sur le gâteau.

Je suis convoqué au siège de la direction régionale de Noisy-le-Grand, en banlieue. J’imagine des locaux obscurs, froids. Or je découvre un magnifique immeuble, d’architecture contemporaine, style déstructuré. Le hall est spacieux, baigné de lumière. De beaux canapés en cuir, des écrans plasma au mur, de belles plantes, des lignes épurées, de belles hôtesses tirées à quatre épingles. La première chose qui me saute aux yeux, c’est la salle de fitness. Je les imagine, les cadres qui se la coulent douce sur leur tapis de cardio-training, pendant la pause-déjeuner, scrutant leur boîte mail sur leur iPad 2… Belle cafétéria aussi, et là, je ne peux pas m’empêcher de verser dans la démagogie : « Je comprends où ils ont foutu leur pognon… Et surtout, je comprends pourquoi je ne trouve pas de taf avec eux… » C’est petit, je sais, mais j’ai tellement envie de me lover dans un de leurs fauteuils avec un thé à la menthe, épuisé par une séance de sport, en pensant à mon futur week-end à Budapest…

Après un an de chômage, je commence à maîtriser la rhétorique de l’entretien. Le recruteur m’indique le salaire : je tombe dans les pommes. Le poste à pourvoir serait dans la branche indemnisation, conseiller clients chargé de l’accueil, avec des tâches de back-office (courrier, téléphone, relance) : je déborde d’enthousiasme. Il me dit que ma candidature est transmise à un autre niveau des ressources humaines. Deux jours plus tard :

« Allô ! Bonjour, agence Pôle emploi… Voilà, nous souhaitons vous proposer un entretien. Après-demain, c’est possible ? »

Il y a foule à l’agence. Je commence à faire la queue… Mais je viens pour un entretien ! J’ai tellement pris l’habitude… Je double tout le monde, j’arrive sur un plot où un agent est posté. Je m’imagine déjà à sa place. On m’indique le chemin. Pour la première fois, je passe physiquement de l’autre côté de la barrière…

« Je ne vous cache pas que notre souci premier, c’est la gestion du flux. Vous avez vu la foule en bas ? C’est une perte de temps pour les conseillers — du temps en moins pour instruire les dossiers —, alors que la plupart des demandes peuvent être résolues par les demandeurs d’emploi eux-mêmes. Donc, pour l’instant, même si vous avez des tâches administratives, vous serez une sorte de conseiller volant : vous irez au-devant de la foule, pour un premier niveau de réponse. Vous connaissez le site Pôle emploi ? » Je veux, mon neveu !« Salaire : 1 590 euros brut avec une prime de treizième mois et une prime de vacances, des tickets-restaurant… Maintenant, nous allons étudier votre candidature. Vous êtes libre de tout engagement ?

— Je dois donner ma réponse à deux ou trois sociétés, je n’ai toujours pas fait mon choix, mais là, j’ai tous les éléments pour comparer… »

Trois jours plus tard, je reçois un mail pour la signature de mon contrat. Un grand cérémonial est organisé au siège : j’ai l’impression qu’on va me baptiser. Je me rue sur les viennoiseries, mais, au fond, je veux juste signer mon contrat. C’est une journée institutionnelle, non rémunérée, un adoubement. Je tends l’oreille lorsque les intervenants insistent sur les fraudes ; celles des usagers, mais surtout celles des salariés de Pôle emploi : « Je comprends que vous soyez curieux de voir votre dossier ; vous pouvez demander à un collègue de le faire pour vous, une fois pour voir, comme ça. Sinon, c’est interdit. »

En fait, ils s’inquiètent surtout des cas de « doublette » : des salariés qui se déclarent toujours demandeurs d’emploi et qui cumulent leurs indemnités avec leur salaire. Enfin arrive la signature du contrat : contrat à durée déterminée (CDD) de sept mois, un mois d’essai, ça va faire un bon solde de tout compte…

C’est parti pour le premier jour. On me présente mon formateur, mon tuteur. J’apprends avec surprise qu’il s’agit d’un salarié en fin de CDD. Il est là depuis moins d’un an ; on me le présente comme un « homme à tout faire, très compétent ». La première semaine sera tranquille, en observation sur les postes : le tri du courrier, l’accueil, le point rendez-vous, les entretiens.

Très vite, ça tourne au désastre. Le courrier, c’est toute une organisation : ouvrir proprement, tamponner, dispatcher dans des bannettes, puis transférer dans un double niveau de bannettes. Je n’y comprends rien, mais je ne me laisse pas aller, je pose des questions. « Je vais y arriver. » Puis je me rends aux entretiens de placement. Là, je me sens dans mon élément. Pendant le débriefing, je leur dis que ça me plaît et que c’est ce que je voudrais faire. On calme mes ardeurs : ça, c’est quand on monte en puissance, après deux, trois années. Ce n’est pas pour moi, je suis en CDD.

A la gestion du flux, il y a du monde, des mécontents. D’ailleurs, il y a un vigile dans l’agence : les agressions verbales sont nombreuses, et on en vient souvent aux mains. Au bout d’une heure, j’ai déjà mal au crâne. Et pourtant, j’étais en observation, je ne répondais pas aux questions…

La salle de repos est un lieu privilégié pour l’observation sociologique. Il y a la table réservée aux cadres et celle des employés… C’est à qui racontera la meilleure blague sur les demandeurs d’emploi, la perle du jour, le client qui réclame ce qu’il croit être ses droits :

« J’en ai marre de ces mecs qui disent : “C’est mon argent, je paye des cotisations.”

— Moi, l’autre jour, j’en ai pris un au mot. Je lui ai dit : “Banco, on fait le calcul de vos cotisations salariales et je calcule ce qu’on doit vous donner… Eh bien, c’est 10 euros par jour.”

— Et tu l’as vu, le mec qui revient de vacances tout bronzé et qui me dit : “Je ne comprends pas, j’ai été radié” ? Je vérifie son dossier et je lui dis : “Mais vous avez été absent à une convocation.” “J’étais en vacances…” “Mais il y a des obligations à respecter quand on est demandeur d’emploi ! Vous avez le droit de prendre des vacances, mais il faut le signaler. Demandeur d’emploi, ce n’est pas toucher des indemnités, c’est chercher activement un emploi, ça veut dire que c’est un travail à plein temps, monsieur, un travail…” C’est comme cette nana ronde comme un ballon, à qui j’ai repris un dossier d’inscription : “Vous n’allez pas chercher activement du travail à cinq mois de grossesse !” »

La formation est dispensée par le directeur adjoint : « De toute façon, si je vous montre les logiciels, c’est juste pour voir, alors on ne va pas s’attarder, moi j’ai besoin de monde à la gestion du flux. L’objectif à moyen terme : aller sur un plot. Vous allez au front. »

Voilà donc le fin mot de l’histoire : on m’a recruté pour faire vigile. L’agence se situe en zone « sensible », à la lisière de plusieurs quartiers populaires avec un fort taux de chômage, et moi, je dois me jeter à la mer. Je pense à ma dernière expérience dans le social, où j’avais dû abandonner le combat. Ça va être dur, mais je vais tenir, je ne vais quand même pas tout arrêter à la moindre difficulté…

Le lendemain, je trouve très vite mes marques. Mon expérience d’éducateur remonte à la surface : « aller vers », « créer du lien ». Mais justement, c’est là le problème : je voulais faire autre chose. Je ne vais pas tenir, je ne vais pas tenir… Pourtant, il va falloir… Allez, courage… A la pause-déjeuner, j’ai mal au dos, je suis épuisé. Le cadre m’interpelle : « Je peux te parler un instant ? Voilà, je ne sais pas par où commencer… Comment te dire ça ? Je suis plus jeune que toi, ça me gêne… On m’a fait une remarque en ce qui concerne ta tenue.

— Quoi ? »

Je regarde ses vieilles pompes, son vieux jean délavé… Dans un premier temps, j’ai envie de rigoler franchement.

« En fait, voilà : un collaborateur m’a fait une remarque sur ton jean qui tombait un peu bas… Je vais te parler cash : tu dois remonter ton pantalon. Il faut vraiment que tu fasses gaffe la prochaine fois…

— OK, je vais faire attention…

— Ce que j’aime bien avec toi, c’est qu’on peut te parler ouvertement. Tu sais, je n’ai pas dormi de la nuit, j’en ai même parlé à ma femme. Et puis j’ai préféré t’en parler seul à seul, pas devant les autres. »

Merci, trop gentil.

J’essaie de ne pas exploser. J’ai failli, dans un premier temps, inverser les rôles et lui dire qu’on m’avait également fait des remarques sur son apparence — mais je veux aller jusqu’au bout de la mission. La tête haute et deux crans de ceinture en plus, je reviens au boulot, ravi de ne pas avoir cédé à un tempérament révolutionnaire. Il faut avoir le « sens du placement » et accepter les injustices, sinon ce n’est pas possible. Si on a le sens de la justice sociale, le respect d’autrui, on démissionne de tous les boulots dans les cinq premières minutes. Alors, je lutte contre moi-même et j’accepte le rapport de domination. J’en suis même content : je me sens pleinement salarié, ouvrier, dominé. Je me dis que je vais tenir sept mois : ils peuvent tout me faire, j’accepterai tout.

Quatre jours de boulot, et j’ai de plus en plus mal au dos. Je vois des gens qui souffrent des deux côtés de la barrière, avec une incompréhension réciproque.

En fin de semaine, à mi-parcours de la période d’essai, j’ai rendez-vous avec le directeur adjoint : « Ecoutez, je suis très heureux d’être ici, mais force est de constater que votre agence a pour spécificité d’avoir beaucoup de monde… Un monde en détresse à qui il faut apporter des réponses… Et franchement, je n’en peux plus, je ne prends pas de plaisir… J’avais pour intention première de changer de voie, de faire de l’administratif, et je me retrouve à faire du social, ce n’est pas cohérent…

— Nous aussi, nous avons remarqué. On te sent en retrait dans la gestion du flux [ce qui n’était pas exactement le cas : j’apportais le maximum de réponses à un maximum de personnes]. Je crois qu’on va arrêter là. Je tiens à te préciser que tes compétences ne sont pas en cause, on a été très contents de t’avoir recruté. On t’a choisi parce que, tout d’abord, tu as été réactif et, je ne vais pas te mentir, ton parcours de travailleur social avec un public en difficulté nous avait définitivement convaincus. Par ailleurs, le personnel de l’agence étant quasi exclusivement féminin, on a choisi un homme…

— Il y a également ma proximité culturelle avec le public…

— Non, non, non, c’est surtout ton parcours… Donc franchement, c’est dommage, mais ce n’est pas la peine d’aller plus loin, c’est mieux pour les deux parties. Tu ne vas pas continuer six mois comme ça, en venant à reculons… »

Je suis aux prises avec des sentiments contradictoires. Tout d’abord, je suis super heureux, puis un peu déçu. Déçu de ne pas être allé jusqu’au bout, de ne pas avoir été assez stratège… Mais, in fine, heureux de ne pas continuer ce taf minable, avec la petite satisfaction quand même que ça ne vienne pas de moi. Sauf que là, je me mens un peu à moi-même : j’ai tout fait, de manière plus ou moins inconsciente, pour qu’on ne me prolonge pas dans mes fonctions.

Ça y est, je retourne de l’autre côté de la barrière. C’est de plus en plus court, les périodes de boulot. Il me faut un petit Jacuzzi…

Epilogue

Après la « rupture », j’ai rencontré les pires difficultés à obtenir mon solde de tout compte et les documents y afférents, ce qui a eu pour conséquence ma radiation de Pôle emploi… par la faute de Pôle emploi. Mais c’est une autre histoire…

Mustapha Belhocine

 

 

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