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Alternatives & Révolutions
29 avril 2016

NUIT DEBOUT, MEDIASCOPIE D'UN PROCESSUS EN COURS ( THE CONVERSATION )

The Conversation

Nuit debout, médiascopie d’un processus en cours
28 avril 2016, 06:34 CEST
Place de la République, à Paris. Joël Saget/AFP

Avec NuitDebout, la société civile française, malgré son hétérogénéité, s’inscrit dans l’axe des nouvelles militances issues du tournant participatif pris par le numérique à partir des années 2005-2007 avec l’arrivée des réseaux sociaux. Elle avait eu du mal à le faire avec le mouvement Occupy en 2011, du fait du triple sens du verbe « occuper » :

  1. trouver une occupation (à l’heure de la précarisation) ;

  2. investir des lieux de pouvoir (symbolique ou politique) ;

  3. envahir militairement un pays, ce qui en France, ne pouvait pas « prendre », tant les mauvais souvenirs historiques sont forts.

L’usage astucieux de l’adverbe « debout » fait allusion à une résistance implacable, sans compter les partages thématiques facilités par ce mot-clé facilement mis en hashtag : BiblioDebout, 1001nuitsdebout, Banlieuesdebout…

Cette société civile en effervescence, partenaire oublié de toutes les négociations en cours, met en œuvre – en ligne et hors-ligne – des usages engagés des technologies de la communication pour l’exercice de la citoyenneté et de la démocratie participative. Elle a su en tirer avantage pour affiner les modalités de son engagement protestataire : mise en place d’un travail collaboratif non-territorialisé (Paris, mais aussi Pau, Lille, Lyon…), mobilisations ciblées et rapides (occupations de places, blocages de magasins…), évaluation évolutive des débats à travers ses propres médias (web radio et webTV, Tumblr, Storify…), refus de récupération par autres partis politiques ou par médias institutionnels (du patrimoine comme du numérique).

Quatre stratégies de mobilisation sont utilisées, parfois en synchronie, parfois en a-synchronie : les effets structurants des réseaux, la force de réciprocité des liens faibles, la re-territorialisation hors-ligne des échanges en ligne et la capacité à la scandalisation. Ces quatre stratégies sont révélatrices de l’instrumentalisation réussie du paradigme de l’information-communication numérique, permettant une action in situ et ex situ, mobile, itérative et plastique.

Certaines de ces stratégies relèvent de la panoplie du manifestant de base (cyberpétitions, sites alternatifs, webradios, etc.), d’autres révèlent de nouvelles inclusions de la logique médiatique comme arsenal à part entière de l’engagement public.

Les effets structurants des réseaux informatiques

La relative modicité des coûts d’outils d’interaction performants (wiki, streaming, etc.) a permis aux différents groupes de consulter leur base, des réseaux humains constitués par ailleurs, et de gérer le suivi pendant le processus en cours. Et ce, malgré des appartenances éclatées, des installations éphémères et des territoires distants couvrant l’espace français mais en lien avec d’autres (la Catalogne de Podemos notamment).

Une certaine adéquation s’est instaurée entre outil, cause et réseau, par la superposition d’un média (l’Internet et ses réseaux sociaux), un mot d’ordre (Debout et non Couché) et une militance connectée et transfrontière. Par cette compatibilité structurelle, Internet a donc été un outil de mobilisation des divers partenaires de la société civile qui se reconnaissent au-delà de la contestation contre la loi El Khomri, même si celle-ci a été l’événement-déclencheur.

Cette stratégie a permis de créer des forums publics délocalisés, de galvaniser les troupes à des moments-clés, notamment pendant les occupations de places, de protester avec efficacité et de continuer à réfléchir collectivement à la signification de cette colère. Elle a rendu possible l’élaboration immédiate des évaluations communes des diverses étapes du processus, avec des remobilisations partielles quand nécessaire.

Elle a donné lieu à la création d’une avalanche de productions médias, difficiles à négliger par les médias institutionnels. Elle a ainsi contourné les obstacles liés aux protestations traditionnelles, facilement contrôlables ou récupérables par les corps politiques constitués.

La force de réciprocité des liens faibles

La société civile a aussi su tirer parti de la force des liens faibles, avec une synergie en ligne/hors-ligne. Les protestataires sur les places ont fait tout autant appel au cercle de leurs proches qu’au cercle plus éloigné des analystes de passage, dans un relatif anonymat, propice à l’échange sans complexe. Les comptes Twitter, Tumblr, Instagram ont propagé des demandes anodines du type : « Dites quelqu’un aurait vu passer une iniative #TheatreDebout et si non, qui serait partant ? #NuitDebout cc @nuitdebout »

Les réponses en retour se sont révélées d’une grande pertinence, avec des noms d’experts ou d’activistes qui ont été contactés selon les besoins, sans autre forme d’introduction. L’usage familiarisé des listes de distribution ainsi que la connaissance bien comprise des positions réciproques des uns et des autres a élaboré un circuit de dérivation permettant de passer outre aux formes traditionnelles de la recommandation.

Nuit debout a mis en place ses propres médias. Alain Jocard/AFP

Cette stratégie a permis de faire appel à des personnalités importantes, comme l’économiste Frédéric Lordon (Place de la Bourse) ou le spécialiste des communs Hervé le Crosnier (place de la République). La constitution d’un capital symbolique très fort pour l’ensemble de la collectivité s’est faite par la médiation souple de quelques-uns. Elle a également permis la neutralisation de certains hommes politiques venus plus ou moins incognito dans l’espoir de se faire reconnaître.

Dans ces espaces relationnels élastiques, à dimensions variables, rhizomiques, sans continuité territoriale ou clanique, une forme de démocratie se joue, démontrant la force du bien commun et la capacité à s’élever au-dessus des alliances de clientèle, dans l’anonymat de confiance feutrée ainsi établi.

La re- territorialisation hors-ligne des échanges en ligne

La société civile s’est révélée être une réelle communauté de résistance, capable de se connecter à des réseaux préexistants. Les groupes les plus efficaces sont ceux qui ont su combiner une protestation sur des lieux physiques et classiques, avec des affrontements avec les forces de l’ordre, et une protestation plus dématérialisée dans des lieux virtuels, permettant à toutes sortes de récits d’émerger en utilisant des plateformes à récits comme Storify, avec des récapitulatifs de suivi « Bonjour, puis-je utiliser vos tweets ds un storify sur la NuitDebout de Saint-Denis ? cf la dernière ».

L’Internet a fait redécouvrir à la société civile la grande légitimité de la pétition, juste à côté du droit à la liberté d’expression et de rassemblement. D’une certaine manière, les listes de diffusion et les plateformes à récits ont fonctionné comme un espace pétitionnaire, maintenant la mobilisation, laissant transparaître les vastes réseaux d’alliances plus ou moins formelles qui la sous-tendent – d’autant que les membres des partis traditionnels s’y sont forcément inscrits tout comme les journalistes et les chercheurs. Ces deux formes de protestation – en ligne et hors-ligne – s’avèrent donc être complémentaires, comme stratégies de visibilité qui impressionnent les médias, les partis et le secteur privé.

L’enjeu de la société civile est double : rétablir de la proximité pour mobiliser, utiliser la mobilisation de proximité pour impacter la politique. Elle s’est donc attelée à faire sentir aux citoyens leur nécessaire implication. Elle a explicité localement, régionalement, les décisions politiques et leurs incidences législatives et humaines. Réciproquement, ces débats locaux ont permis d’élucider les questions de société soulevées par la loi El Khomri comme indicateur de déséquilibres plus graves non prévus initialement.

Cette stratégie montre que la société civile est mieux à même que l’État de protéger sa souveraineté et de dénoncer le désengagement de l’État face à des questions cruciales pour l’avenir de la population. Surtout, l’effet secondaire inattendu, mais sans doute le plus durable sur le long terme, est le rapatriement de toutes sortes d’idées et de pratiques de l’international vers le local. Toutes sortes d’idées glanées lors des échanges et des événements parallèles proviennent d’ailleurs (les sommets alter-mondialistes entre autres, mais aussi Occupy, Indignados…) et sont adaptées localement, sur les places de France. Cet engagement connectif re-territorialisé sera sans doute un des bénéfices les plus puissants du processus, dans les années à venir, pour tous les mouvements de militance.

La capacité militante à la scandalisation

La société civile a montré sa militance par le rôle de veille morale qu’elle s’est donné, qui marque sa maturité dans l’appropriation sociale de l’action politique. Elle n’a cessé de marquer sa désapprobation en utilisant la stratégie du scandale pour mobiliser. La scandalisation passe par l’improvisation et la capacité de créer la surprise, soit sous la forme plus ou moins contrôlée du happening, soit en permettant à certains sous-groupes moins organisés d’agir dans les marges, à la limite de l’infraction provocatrice.

Cela passe aussi par la constitution d’un réseau d’accès à des journalistes choisis, pas trop inféodés aux institutions de la profession. La scandalisation ne peut en effet fonctionner que par une sorte de co-dépendance entre mouvements militants et grande presse traditionnelle, prise au piège de la course au scoop.

Une nuit de débats parmi d’autres, le 6 avril. Nicolas Vigier/Flickr

Le scandale est venu sous la forme des tentatives d’éviction du mouvement hors des places, notamment Place de la République à Paris. Il a visé à rendre public une espèce de retournement du pouvoir politique contre ses propres citoyens, d’autant plus scandaleux qu’il est effectué par le parti politique censé être le plus proche du peuple.

Cela a permis à la société civile de mettre en évidence les limites de la confiance en l’État tout en évaluant la capacité de rupture offerte par les réseaux numériques et leur action structurante sur l’espace public. Le véritable scandale est alors mis à nu : essoufflement de la vision du progrès comme une ligne continue et prévisible, épuisement du récit franco-européen de liberté-égalité-fraternité, fin de l’attractivité du néo-libéralisme par la génération qui est invitée à le prolonger.

Substrat cohérent sous une surface chaotique

NuitDebout dénonce un futur hostile avec toutes sortes de dérèglements insupportables : travail précaire, diplômes obsolètes, climat réchauffé, drones tueurs, génome monétisé, etc. Son refus de la cooptation est un refus sain et détenteur du désir d’un autre avenir. Il est révélateur de processus en cours, post-étatiques, voire alter-démocratiques.

Le déplacement fragmenté de l’espace public va rester puissant, par effet d’engagement connectif : malgré la diffusion diasporique des participants, la production de sens au sein de cette nouvelle sphère publique permet de créer du consensus et de fixer des priorités. Les effets structurants des réseaux viennent fournir un substrat cohérent sous une surface chaotique.

Certes, cette sphère publique est encore en sphéricules et manque de masse critique, avec une implication à distance irrégulière. Mais elle recentre dans l’espace en ligne et hors-ligne la communication de communautés dispersées aux intérêts semblables, liées par un refus commun de dérèglements dangereux pour les droits de l’Homme et l’humanité tout entière.

Il est encore difficile d’évaluer si les débats en cours pourront mener à un dépassement des dualismes classiques entre privé/public, commercial/communs, gauche/droite, centre/périphérie. Mais ils pointent vers d’autres modes de pensée politique non polarisés et font apparaître des dynamiques plurielles et inclusives. Par leur lent décantage, ils sont propices à l’émergence de modérateurs et de coordinateurs acceptés de tous pour leur implication dans la promotion du bien commun.

Redonner du sens à des événements génératifs et évolutifs comme NuitDebout implique de soutenir la recherche collective d’une nouvelle sensibilité capable de sous-tendre une nouvelle structure sociale. Ce ne sera pas sans contradictions ni disruptions, mais le lent déplacement du paradigme dominant de la consommation par celui de la participation est en marche.

L’angle mort de toutes les analyses reste cependant celui des nouvelles formes de gouvernance de l’Internet, qui se décident sans débat public généralisé malgré leur impact disruptif sur tous les secteurs de la société, celui du travail comme celui de la communication. La citoyenneté post-NuitDebout se doit de maîtriser l’éducation aux médias et à l’information augmentée par le numérique pour former une société civile avec une masse critique suffisante pour avoir du poids dans les négociations nationales et transfrontières qui ont cours.

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