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Alternatives & Révolutions
4 juillet 2016

Mépris, morgue, insultes, mensonges : revoilà Franz-Olivier Giesbert !

 

L’éditocrate (Franz-Olivier Giesbert)
et le syndicaliste (Jean-Pierre Mercier)

 

 

par Julien SalinguePauline Perrenot , Lundi 4 Juillet 2016

Le jeudi 2 juin, Franz-Olivier Giesbert commettait un éditorial dans Le Point dans lequel il comparait, tout en prétendant ne pas le faire, la CGT et… Daech [1]. Une énième outrance qui lui a valu d’être invité, le soir même, sur BFM-TV, pour débattre avec Jean-Pierre Mercier, délégué CGT et ex-représentant des salariés de PSA Aulnay. Mais, comme on pouvait s’y attendre, de débat, il n’y eut point. On a en revanche assisté à une véritable démonstration de ce que peuvent être la morgue et le mépris d’un éditocrate à l’égard de salariés mobilisés, le tout avec la complicité d’une journaliste prenant ouvertement parti dans un « débat » qu’elle prétendait pourtant arbitrer.

Cela commence très fort, avec la première question de la journaliste de BFM TV, Nathalie Lévy, à Jean-Pierre Mercier : 
- Nathalie Lévy : « Vous en êtes, nouvelle journée de manifestation prévue le 14 juin, des débordements à Nantes et à Rennes... Jean-Pierre Mercier, moins de grévistes quand même qu’hier à la SNCF, à peine 15 %, trafic quasi normal en dépit de la grève à la RATP. Le mouvement, il s’essouffle ou il dégénère ? »

Intéressante alternative, qui en dit déjà long sur le rôle d’arbitre de Nathalie Lévy. Nous y reviendrons.


« La CGT, c’est un syndicat qui est en vrille »

Après une première intervention de Jean-Pierre Mercier, c’est au tour de Franz-Olivier Giesbert de donner son avis sur la situation. Et le festival commence :

- Franz-Olivier Giesbert : « Je crois qu’on ne sait pas trop sur quel pied danser avec Monsieur Martinez. C’est-à-dire que c’est un peu la politique du canard sans tête, hein, on ne sait pas du tout où ça va. En fait, la CGT, c’est un syndicat qui est en vrille, qui est parti en sucette, et qui a pris en otage les Français, c’est ça la vraie histoire, c’est ça qui se passe aujourd’hui. »

Franz-Olivier Giesbert qui, contrairement à Philippe Martinez, a une tête, a donc compris quelle était « la vraie histoire ». Exit les pétitions, les grèves, les manifestations, Nuit Debout, il n’y a pas de mobilisation sociale contre une loi « réformant » le Code du travail, mais juste un syndicat qui est « parti en sucette » et qui « a pris en otage les Français ». Quelques mois après les attentats commis en France et notamment la prise d’otages meurtrière au Bataclan, on peut trouver le parallèle douteux. Mais dans le monde de Franz-Olivier Giesbert, on ne s’embarrasse pas de détail ni du sens des mots. Et ce n’est qu’un début :

- Franz-Olivier Giesbert : « Faut voir, le syndicalisme français est dans un état absolument désastreux : 8 % de salariés syndiqués, vous savez que c’est 36 % en Italie, 22 % en Allemagne et 25 % en Grande-Bretagne. Partout dans le monde il y a des syndicats. En France, non, il y a des syndicats extrêmement faibles, en grande partie à cause d’une pratique ancienne de la CGT et qui là, devient absolument caricaturale. »

Contrairement à Franz-Olivier Giesbert qui, comme chacun le sait, n’est « absolument » pas « caricatural ». Ce que confirme d’ailleurs la suite de son propos :

- Franz-Olivier Giesbert : « Regardez la situation aujourd’hui pour les Franciliens, regardez le manque de respect total ! Y’a l’Euro qui arrive, c’est un moment de communion nationale, "mais non, c’est pas grave, on fera grève". Voilà ! Et puis il y a ces espèces de, ces horribles inondations, vous voyez tous ces salariés qui ne pensent qu’à rentrer chez eux, dans quel état ils vont retrouver la maison, ils sont complètement paniqués, et là : la grève ! C’est un manque de respect. »

Et en matière de respect, Franz-Olivier Giesbert s’y connaît, lui qui écrivait dans l’éditorial déjà cité que Philippe Martinez aurait « [un] air de beauf qui aurait pu servir de modèle à la célèbre BD de Cabu ». C’est ce même respect, vraisemblablement, qui l’autorise, comme nombre de ses confrères et consœurs éditocrates avant (et après) lui, à allègrement mélanger l’Euro de football, les inondations et la mobilisation contre la Loi Travail. Mais après tout, quand on compare la CGT à Daech, pourquoi se priver de cocher une à une les cases du bingo des amalgames ?


« Vous n’arrêtez pas de mentir, c’est le propre même de la CGT. »

C’est justement lorsque Jean-Pierre Mercier, visiblement très remonté contre l’éditorial de Franz-Olivier Giesbert, s’en prend à ce dernier au sujet de la comparaison avec Daech, que Giesbert, qui jusqu’alors faisait preuve d’un certain calme dans son mépris, va sortir de ses gonds :

- Jean-Pierre Mercier : « Tout d’abord je voudrais vous répondre, sur le fait que vous avez comparé la CGT et Daech... » [interrompu] 
- Franz-Olivier Giesbert : « Mais non mais non mais non... Arrêtez... La meilleure défense, c’est l’attaque, la meilleure défense, c’est l’attaque... »
- Jean-Pierre Mercier : « Vous avez insulté toute la CGT, et même au-delà de la CGT. »
- Franz-Olivier Giesbert : « Je n’ai pas dit ça ! Je n’ai pas dit ça ! »
- Jean-Pierre Mercier : « Vous vous énervez là ? Vous vous énervez ? »
- Franz-Olivier Giesbert : « Parce que vous mentez comme d’habitude, vous n’arrêtez pas de mentir, c’est le propre même de la CGT. »

Donc Jean-Pierre Mercier serait un « menteur », car il a affirmé que Franz-Olivier Giesbert a « comparé la CGT à Daech ». Un mensonge vraiment ? Relisons la prose de l’éditorialiste du Point :

Même si la comparaison peut paraître scabreuse, est-il si illégitime d’oser la formuler ? La France est soumise aujourd’hui à deux menaces qui, pour être différentes, n’en mettent pas moins en péril son intégrité : Daech et la CGT.

Même s’il précise par la suite que « ces deux organisations minoritaires ne sont pas de la même nature », c’est donc bien Franz-Olivier Giesbert lui-même qui « ose formuler » la « comparaison » entre la CGT et Daech. Le reproche de Jean-Pierre Mercier est donc fondé, et c’est celui qui le taxe de « menteur » qui profère en réalité un mensonge. Mais comme nous nous refusons à toute généralisation abusive, nous n’irons pas jusqu’à dire que« c’est le propre même » de l’éditorialiste.

Mais Giesbert ne s’arrête pas là et, continuant d’empêcher Jean-Pierre Mercier de parler, explique, après que Nathalie Lévy a relu les phrases incriminées, qu’en réalité il n’a pas été compris. La pensée de l’éditoraliste est sans doute trop subtile pour la CGT, et pour toutes celles et tous ceux qui se sont insurgés contre cet amalgame outrancier. D’ailleurs :

- Franz-Olivier Giesbert : « Oui non d’accord mais il faudrait être complètement con pour dire c’est pareil. Évidemment c’est pas pareil. Je vois les pauvres twittos là, décérébrés là, qui mettent sur Twitter je ne sais pas quoi... J’aurais dit "Daech = CGT", mais bien sûr que non, bien sûr que non... »

En résumé, seuls des « beaufs » (de la CGT), des « décérébrés » (de Twitter) et des « cons » (d’un peu partout) n’ont pas compris la finesse d’esprit de l’éditorialiste du Point. Méprisable mépris d’un éditocrate squatteur de plateaux télé, d’émissions radios et de colonnes de journaux, qui se permet en outre, alors que c’est lui qui a interrompu Jean-Pierre Mercier et que celui-ci réclame la parole, d’ajouter : « On vous entend sur toutes les ondes sans arrêt la CGT ! » On croit rêver…


« Mais vous êtes représentatifs de quoi ? Mais de quoi ? »

La parole est finalement rendue à Jean-Pierre Mercier, qui tente alors de développer, en les argumentant, ses griefs contre Franz-Olivier Giesbert :

- Jean-Pierre Mercier : « Écoutez-moi, vous dites que la CGT, elle n’est pas représentative. Le Parti socialiste c’est 75 000 membres. 75 000 militants. La CGT c’est combien ? C’est 700 000. Nous, on est élus… »

Il est alors interrompu, au bout de 20 secondes, par le décidément très subtil Franz-Olivier Giesbert :

- Franz-Olivier Giesbert : « Vous faites un peu de gonflette avec vos chiffres là hein, un peu de gonflette. Allez, allez, la CFDT en affiche plus, la CFDT est devant vous. »

Le syndicaliste refuse de se laisser confisquer la parole et poursuit. Durant les 1’20’’ de son intervention, Franz-Olivier Giesbert tentera de l’interrompre à pas moins de six reprises, soit une fois toutes les 13 secondes :

« Mais vous êtes représentatifs de quoi ? Mais de quoi ? »
- « Mais vous avez vu ce que vous faites ? »
- « Mais oui c’est ça je suis Gattaz maintenant. »
- « Ah bah non, vous essayez d’intimider ! »
- « Monsieur, vous êtes capable de mieux, vous êtes capable de mieux, vous êtes capable de mieux. »
- « Non mais là… Je peux répondre ? »

Des interventions intempestives qui n’empêchent pas Jean-Pierre Mercier d’aller au bout de son propos, ce qui semble profondément agacer Franz-Olivier Giesbert qui va dès lors employer les grands moyens, sur un ton qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin du « débat ». Florilège :

« Vous avez besoin d’une victoire pourquoi ? Parce que vous êtes à la ramasse ! » 
- « Mais on n’a pas besoin de vous, on n’a pas besoin de la CGT ! »
- « La France est le seul pays au monde où il se passe ce qui se passe aujourd’hui. C’est le foutoir, c’est le foutoir ! Mais vous avez vu l’exemple qu’on donne ! Vous avez ça nulle part ailleurs dans le monde. Jamais ! C’est en France ! Et c’est en France, grâce à la CGT, ou à cause de la CGT. »
- « Alors, les intérêts que la CGT défend, ce sont les intérêts de la CGT, faut bien comprendre cela. » 
- « Vous sentez la naphtaline mon pauvre, vous sentez la naphtaline… »
- « Je pense que la CGT elle se fout des chômeurs, elle se fout même des réfugiés. C’est soi-disant un syndicat de gauche, regardez ce qu’ils disent sur les réfugiés : rien à foutre ! C’est un syndicat franco-français, replié sur lui-même, souverainiste, qui tient un discours souvent très proche ce celui du Front National. »
- « Ça s’appelle la politique du pire ! »
- « Ça c’est ce que vous faites en ce moment : casser, casser. »
- « Vous jouez la politique du pire, vous pratiquez la politique du pire Monsieur Mercier. »
- « Il n’y a aucune raison de se laisser intimider par ce syndicat ultra-minoritaire, et qui est à la ramasse ! Et qui va se faire doubler par la CFDT aux prochaines élections professionnelles, tout le monde le sait ! »
- « Vous êtes très mal barrés. Parce que là, on voit très bien, hein, que vous faites la politique du pire, et je crois que la France, elle n’a pas besoin de la politique du pire, on a trop de problèmes ! »

Etc [2].


« Vous vous foutez des salariés du privé ! »

Au milieu de ces attaques, qui ne sont en réalité qu’un condensé des outrances de l’éditocratie française à l’égard du mouvement contre la Loi Travail [3], Franz-Olivier Giesbert fait preuve d’une relative originalité en accusant la CGT de « s’en foutre des salariés du privé » [4]. Ce qui ne va pas manquer de faire réagir Jean-Pierre Mercier, et de permettre à l’éditorialiste du Point de faire la démonstration de sa grande connaissance du syndicalisme en général, et de la CGT en particulier.

Le syndicaliste fait tout d’abord remarquer à l’éditorialiste qu’il est lui-même salarié chez PSA, une entreprise privée. Malaise. Voilà qui semble indiquer que Franz-Olivier Giesbert, en bon éditocrate, ne s’intéresse guère à ses interlocuteurs lorsque ce sont de « simples » salariés, ou alors qu’il s’estime autorisé à toutes les outrances (ou peut-être les deux). D’ailleurs, lorsque Jean-Pierre Mercier relève les propos de l’éditorialiste, ce dernier ne se démonte pas et répond : « Oui d’accord, vous êtes l’exception ! ». Avant de compléter sa « pensée » : « Bah, regardez les chiffres, vous êtes très peu présents dans le privé ! ».

Ah bon ? Nous ne savons pas quels sont les « chiffres » auxquels Franz-Olivier Giesbert fait référence, mais d’après ceux que nous avons trouvés, l’éditorialiste raconte à peu près n’importe quoi, puisque les adhérents de la CGT sont dans leur très large majorité (57,2%) des salariés du privé, et que les plus récents résultats des élections professionnelles placent la CGT en tête dans le privé (26,8% des suffrages, soit environ 1 360 000 voix, contre environ 600 000 voix dans la fonction publique). Bref : « Regardez les chiffres, vous êtes très peu présents dans le privé ! »

Quelques libertés prises avec la vérité donc, pour un éditorialiste qui explique par ailleurs que son contradicteur du jour est un « menteur ». On pourra d’ailleurs noter ici que, plus tard dans le « débat », alors que Jean-Pierre Mercier dénonce les « provocations » des forces de police, Franz-Olivier Giesbert s’autorise le commentaire suivant :« Désinformation ! Mentez, mentez, mentez, calomniez il en reste toujours quelques chose... ». Et c’est un connaisseur qui parle…

Voilà qui pourrait faire sourire si cela n’était pas révélateur de la morgue et du mépris qui caractérisent les donneurs de leçons de l’éditocratie française lorsqu’ils entendent délégitimer les mobilisations sociales et leurs représentants. Tous les moyens sont dès lors bons pour ces importants qui se croient tout permis, y compris le mensonge et la manipulation, sans que cela les empêche d’être de nouveau invités et de continuer à squatter les grands médias, et sans que cela semble déranger leurs confrères et consœurs journalistes de plateau, à l’instar de Nathalie Lévy de BFM-TV qui, loin d’arbitrer la discussion, se pose en alliée inconditionnelle de l’éditorialiste du Point.


Nathalie Lévy : vous avez dit « arbitre » ?

Revenons ainsi aux questions et interventions de la journaliste, à commencer par la première d’entre elles :

- Nathalie Lévy : « Le mouvement : il s’essouffle, ou il dégénère ? »

Intéressante alternative disions-nous plus haut, imposant au syndicaliste, en guise d’ouverture du « débat », les deux grandes voies de la délégitimation telles que les dessinent les grands médias depuis le début du mouvement [5] : la prophétie du « commencement de la fin » d’une part et les violences d’autre part, deux axes sur lesquels la journaliste campera jusqu’à la fin du débat... Et malheur à qui voudrait emprunter une troisième voie ! Car quand bien même Jean-Pierre Mercier tenterait une sortie par le haut – ce qu’il fera tant bien que mal – Nathalie Lévy prend grand soin de lui rappeler, non sans un certain mépris, les cadres de sonappréciation du débat :

- Jean-Pierre Mercier : « Non je crois pas qu’il s’essouffle non... »[Interrompu]
- Nathalie Lévy : « Alors il dégénère, non ? »
- Jean-Pierre Mercier : « Il a eu un deuxième souffle. »
- Nathalie Lévy : « Ah, d’accord... »

Chacun appréciera en outre la différence de tonalité entre cette « ouverture » du « débat », et la question qui permet à Franz-Olivier Giesbert d’entrer en scène :

- Nathalie Lévy : « Franz-Olivier Giesbert, comment vous voyez aujourd’hui l’évolution de la situation, parce que Philippe Martinez a eu Manuel Valls ce week-end au téléphone, on sent qu’il y a peut-être un dialogue qui peut se renouer, mais c’est compliqué, dit-il quand même encore ce matin dans une interview parce que, il dit, il y a une porte ouverte, mais on ne sait pas trop sur quel pied danser en gros... »

De l’art de conduire dans des impasses, et d’ouvrir des boulevards. La voie est libre, et Franz-Olivier Giesbert ne se privera pas, comme nous l’avons vu plus haut, de donner son humble avis sur « l’évolution de la situation », avec toute la vulgarité qui le caractérise. Une mise en bouche qui illustre à quel point « l’arbitrage du débat » par la journaliste sera partial, tout au long de l’émission. Car si Nathalie Lévy ne juge pas pertinent de reprendre Franz-Olivier Giesbert sur ses mensonges et ses outrances, elle n’hésite pas à couper la parole à Jean-Pierre Mercier en remettant en cause ses propos, à commencer par sa description du mouvement, et ce en prenant à son tour, comme on va le voir, quelques libertés avec les faits :

- Jean-Pierre Mercier : « Oui la SNCF est rentrée en grève, une partie des camarades de la SNCF se sont mis en grève... » [Interrompu]
- Nathalie Lévy : « 15 % seulement ! » […]
- Jean-Pierre Mercier : « Il y a bien la grève à la SNCF, il y a bien la grève qui démarre à la RATP, et j’espère bien qu’on va pas laisser... » [Interrompu]
- Nathalie Lévy : « Pas de perturbations aujourd’hui ou quasiment rien, vous avez vu ? »
- Jean-Pierre Mercier : « Ah mais vous savez… » 
- Nathalie Lévy : « Quasiment rien comme perturbations ! »

Au mépris des salariés – et de leurs revendications – représentés par ce pourcentage, la journaliste s’échine donc à répéter en boucle que le mouvement a peu d’ampleur et que ses conséquences sont indiscernables.« Quasiment rien comme perturbations » ? Ce n’est pourtant pas ce que l’on pouvait lire, le jour du « débat », sur le site de… BFM-TV :

À la SNCF, la grève illimitée engagée mardi soir pour peser dans les négociations sur le temps de travail dans le secteur ferroviaire a été reconduite pour ce jeudi par la CGT et Sud-rail. Le trafic a été fortement impacté mercredi, et pour le moment la SNCF s’attend à des perturbations de même ampleur. Le trafic est donc réduit avec seulement six TGV sur dix, un TER sur deux et 25% des trains Intercités par rapport à une journée normale. En Ile-de-France, les usagers du Transilien devront se contenter de 4 trains sur 10 [6].

On notera en outre que le chiffre de « 15% », répété à deux reprises par Nathalie Lévy, est (bien évidemment ?) celui de la direction de la SNCF qui calcule les taux de grévistes sur l’ensemble des salariés de l’entreprise, et non parmi les seuls cheminots [7]. Et quand bien même on ne s’en tiendrait qu’aux chiffres de la direction, les grèves des 1er et 2 juin 2016 présentent des taux plus élevés que les précédentes grèves des 18, 19 et 25 mai, et il faut remonter à la journée d’action du 26 avril pour trouver des chiffres supérieurs [8]. Nathalie Lévy est décidément une journaliste bien informée.

On aurait pu croire que les relances de la journaliste, visiblement emportée par son opiniâtreté, rythmeraient également les adresses à Franz-Olivier Giesbert. Il n’en sera rien. Car seules deux questions lui seront posées, et sur les quatorze minutes de « débat », on guettera, en vain, une journaliste capable de rebondir sur les propos de Franz-Olivier Giesbert afin de leur opposer chiffres, faits et communiqués des personnes et groupes incriminés par l’ex-patron du Point. À une question ouverte, d’une dissidence à faire trembler un éditocrate, succéderont les surenchères toujours plus outrancières de sa Sainteté Giesbert. Voyons plutôt :

- Nathalie Lévy : « Franz-Olivier Giesbert, qu’est-ce que vous répondez quand ils vous disent à la CGT on attend toujours le million d’emplois de Pierre Gattaz ? »
- Franz-Olivier Giesbert : « Ah bah ça, je dirais... Moi quand la CGT travaille pour l’emploi, je suis pour. Le problème, c’est qu’elle ne met pas en œuvre une politique telle que ça va favoriser l’emploi. Je pense que la Loi Travail favorisait l’emploi et je pense que la CGT elle se fout des chômeurs, elle se fout même des réfugiés. C’est soi-disant un syndicat de gauche, regardez ce qu’ils disent sur les réfugiés : rien à foutre ! C’est un syndicat franco-français, replié sur lui-même, souverainiste, qui tient un discours souvent très proche du Front National. »

Franz-Olivier Giesbert ne répond absolument pas à la question de la journaliste qui, rappelons-le, évoquait les promesses non tenues du Medef. Mais cela ne semble pas déranger Nathalie Lévy, de toute évidence plus exigeante vis-à-vis du syndicaliste que vis-à-vis de l’éditorialiste. Rien à redire, par ailleurs, quant aux propos de ce dernier ? Visiblement non... Et pourtant, une journaliste faisant son métier aurait pu avoir des choses à dire quant aux illuminations de Franz-Olivier Giesbert à propos de la CGT, des réfugiés, et du Front national [9]

Et plus loin :

- Nathalie Lévy : « Franz-Olivier Giesbert, pardonnez-moi, mais il nous reste une minute. […] L’édito que vous avez signé dans Le Point, et vous avez vu, Manuel Valls a condamné les propos de Pierre Gattaz quand il les a traités de voyous, de terroristes. Est-ce que vous assumez aujourd’hui Franz-Olivier Giesbert ces propos, vous n’avez pas le sentiment d’être allé trop loin ? »

Un « sentiment », donc. Face à une question d’une telle virulence, l’éditorialiste tient le choc :

- Franz-Olivier Giesbert : « Non pas du tout ! Je parle d’intimidation. Je veux dire, il n’y a aucune raison de se laisser intimider par ce syndicat ultra-minoritaire, et qui est à la ramasse, et qui va se faire doubler par la CFDT aux prochaines élections professionnelles, tout le monde le sait ! »

Là encore, aucune relance de Nathalie Lévy, alors que Franz-Olivier Giesbert contourne une fois de plus la question, n’assumant pas l’outrance de son propos. Et ce n’est pas fini…


« C’est vrai que Gare de Lyon, il y a eu ces blocages, et tous ces sinistrés »

Si le deux poids deux mesures se faisait cruellement sentir d’entrée de jeu, il prend une tournure caricaturale au fil du « débat », lorsque les interventions de Franz-Olivier Giesbert, loin d’être mises en question par la journaliste, lui servent plutôt de tremplin pour aiguiller le débat, aller dans le sens de l’éditorialiste, mettre Jean-Pierre Mercier en position de porte-à-faux et réactiver à son tour un à un les lieux communs de l’acharnement médiatique contre la mobilisation. À commencer par les inondations, après qu’elles ont été évoquées par l’éditorialiste :

- Nathalie Lévy : « Jean-Pierre Mercier votre réponse parce que c’est vrai que Gare de Lyon, il y a eu ces blocages, et tous ces sinistrés par exemple qui veulent rentrer dans le 77 en Seine-et-Marne, bah voilà ils étaient coincés typiquement. »

À l’unisson, le chœur journalistique joue la partition du pathos et du triste sort des « usagers », et amalgame une nouvelle fois les inondations et les conséquences des grèves à la SNCF et à la RATP, passant évidemment sous silence leurs motivations et pointant les grévistes comme les responsables de tous les maux sur terre...

Vient ensuite la distribution des bons et mauvais points aux différents syndicats, petite récréation au cours de laquelle la journaliste répartit les gages de légitimité en fonction de l’aptitude de ces derniers à... « dialoguer. » Et on l’aura compris, la CGT n’est pas bonne élève :

- Nathalie Lévy : « Jean-Pierre Mercier, comment vous allez faire parce qu’aujourd’hui Force Ouvrière, ils dialoguent, Jean-Claude Mailly il dialogue avec le gouvernement, avec Manuel Valls, avec François Hollande. Vous allez vous retrouver tous seuls à la CGT contre cette Loi Travail ? »

Et tandis que Jean-Pierre Mercier tente d’expliciter une volonté collective du retrait de la Loi Travail, Nathalie Lévy, feignant une naïveté polie, file la même stratégie :

- Nathalie Lévy : « On sent votre émotion Jean-Pierre Mercier, on sent votre colère, mais pardonnez-moi, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Philippe Martinez aujourd’hui, il dit être prêt au dialogue, il a demandé une audience à François Hollande, il ne réclame plus le retrait pur et simple de la loi, mais vous avez l’air beaucoup plus vindicatif là quand on vous entend, vous n’êtes plus sur la ligne de Philippe Martinez, je ne comprends pas ? »

Le procédé visant à opposer les syndicalistes les uns aux autres se poursuit, puisqu’il ne s’agit désormais plus seulement de faire la liste des mérites comparés des syndicats, mais d’opérer une division (ici très artificielle [10]) entre direction responsable et militants radicaux. Notons au passage la volonté de délégitimer les propos de Jean-Pierre Mercier, s’exprimant sous le coup de « l’émotion » – entendre « irrationalité » dans le langage éditocratique – tant il est vrai que Franz-Olivier Giesbert fait preuve d’un calme redoutable depuis les premières minutes du débat... Passons. Et parce que Nathalie Lévy ne veut vraiment pas comprendre, elle ose la même question une dernière fois :

- Nathalie Lévy : « Mais Philippe Martinez c’est plus ce qu’il dit depuis le week-end dernier ! Ou alors on le comprend mal, ou alors... »

Ou alors il aurait suffi de lire le communiqué de presse de la CGT en date du 2 juin, et notamment sa conclusion : « Le gouvernement ne peut plus rester sourd à nos propositions. Il est de sa responsabilité de retirer le projet de loiet d’ouvrir de réelles négociations à partir des propositions de la CGT pour un code du travail du XXIème siècle. » Voilà qui aurait évité d’affirmer que Jean-Pierre Mercier, en parlant du « retrait » de la Loi Travail, n’était pas sur la « ligne » de Philippe Martinez. Voilà qui aurait surtout évité à Nathalie Lévy de montrer qu’elle prend elle aussi quelques libertés avec les faits sous prétexte de « coincer » un syndicaliste lors d’une interview.

Pour que la fête soit totale et qu’aucun des poncifs de la démobilisation médiatique ne manque à l’appel, les « violences » et les casseurs » sont inévitablement convoqués : de fausses questions en généralisations qui ne s’embarrassent d’aucune nuance, la journaliste et Franz-Olivier Giesbert rivalisent d’efforts, dans un concert où l’on peine à percevoir lequel des deux est éditorialiste :

- Nathalie Lévy : « Mais vous avez vu les débordements ! Oui mais peut-être Jean-Pierre Mercier, mais regardez à Nantes, il y a des heurts, dix-neuvième manifestation encore aujourd’hui avec des débordements, avec des heurts, avec des violences, à Rennes... » […]
- Franz-Olivier Giesbert : « Ça s’appelle la politique du pire ! »
- Nathalie Lévy : « Attendez, attendez ! À Rennes, les dernières informations ce soir : des violences policières effectivement aujourd’hui, mais le préfet explique : les conditions d’intervention sont tellement difficiles qu’ils n’ont pas pu faire autrement, parce qu’il y a une vraie volonté finalement de casser [Franz-Olivier Giesbert : « De casser oui, bien sûr bien sûr ! »], de détruire par les manifestants, ils arrivent plus à gérer. Il y a une vraie radicalisation dans cette violence Jean-Pierre Mercier ou pas ? »
- Franz-Olivier Giesbert : « Et ça c’est ce que vous faites en ce moment, casser, casser. » […]
- Nathalie Lévy : « Mais vous ne pouvez pas fermer les yeux sur lesmanifestations qui débordent, sur les dégâts aussi qui sont commis, voilà, sur lesheurts aussi, en manifestation. Les policiers le disent, ils sont pris à la gorge ! »
- Franz-Olivier Giesbert : « Mais voilà, vous jouez la politique du pire, vous pratiquez la politique du pire monsieur Mercier ! » […]
- Nathalie Lévy : « Jean-Pierre Mercier, il n’y a jamais de dérive du droit de grève là depuis le début des mobilisations ? »

Et gardons le meilleur pour la fin, en guise de clin d’œil à la question posée le 25 mai 2016 par Léa Salamé à Philippe Martinez (« Quel est l’objectif Monsieur Martinez, plonger la France dans le noir ? ») :

- Nathalie Lévy : « C’est à dire que pendant l’Euro qui commence là, dans huit jours, vous allez faire en sorte qu’il y ait quoi ? Empêcher les touristes ? Empêcher les spectateurs ? Vous allez faire des actions qui vont coincer la France ? »


« Jean-Pierre Mercier, allez-y, et Franz, dans la foulée. »

Non contente de se faire la porte-parole de la Préfecture de police, et de couper trois fois la parole au syndicaliste au cours de cet échange, Nathalie Lévy pratique la politique de l’autruche, particulièrement répandue chez les éditocrates : asséner un propos sans entendre – et encore moins rebondir – sur les contre-arguments de Jean-Pierre Mercier, qui évoque entre autres les violences répétées à l’égard des journalistes, fait largement commenté qui aurait pourtant pu aiguiser la curiosité de cette... journaliste. Franz-Olivier Giesbert l’épaule très largement dans ce duel, en reprenant à l’identique certains de ses propos, ficelant ainsi leur complicité.

Une complicité qui se traduit enfin par la familiarité avec laquelle Nathalie Lévy s’adresse à l’éditorialiste au cours du débat, en l’appelant, par deux fois, par son prénom. Un traitement de faveur auquel n’aura évidemment pas droit le syndicaliste : « Franz, s’il vous plaît, laissez parler Jean-Pierre Mercier. » ; « Jean-Pierre Mercier, allez-y, et Franz, dans la foulée. »

S’il est vrai que le nom de sa Sainteté comporte deux syllabes de plus que celui du syndicaliste, on doute que ce raccourci réponde à une volonté de gagner du temps...

Notons toutefois que, loin de se laisser enfermer dans le dispositif de l’émission et de subir un « arbitrage du débat » pour le moins orienté, Jean-Pierre Mercier parvient à s’exprimer – non sans difficulté – en infléchissant à plusieurs reprises la tournure de la conversation. Refusant par exemple de s’engager sur le terrain des « sinistrés pris en otage par la grève », c’est bien lui qui conduit le débat ailleurs, en pointant l’éditorial de Franz-Olivier Giesbert. Une position qu’il conquiert malgré la journaliste, dont il endosse ainsi en partie le rôle (« recadrer » le débat), tout comme il se charge par moments de répartir également la parole. Car dans la première partie du débat, le syndicaliste est obligé de se mettre dans la peau du modérateur pour avoir voix au chapitre (en d’autres termes, interrompre les litanies de Franz-Olivier Giesbert) et entrevoir la possibilité d’un « échange ». Ainsi :

- Jean-Pierre Mercier : « Je voudrais vous répondre. »
- Franz-Olivier Giesbert : « Non attendez, il faudrait être complètement con... »
- Nathalie Lévy : « On essaie de se parler de manière audible si vous le voulez bien. »
- Franz-Olivier Giesbert : « Oui non d’accord, mais il faudrait être complètement con pour dire c’est pareil. [...] »
- Jean-Pierre Mercier : « À un moment donné je vais pouvoir parler, on le laisse parler comme ça ? »
- Nathalie Lévy : « Jean-Pierre Mercier, allez-y, allez-y. »
- Franz-Olivier Giesbert : « On vous entend sur toutes les ondes sans arrêt la CGT ! Je veux juste finir... [Nathalie Lévy : « Je ne veux juste pas que vous parliez l’un sur l’autre, sinon les téléspectateurs n’entendront rien. »La réalité...[Jean-Pierre Mercier : « Il va falloir qu’il s’arrête, là. »] [Nathalie Lévy :« Jean-Pierre Mercier, Jean-Pierre Mercier, je vous en prie. »Non mais je m’arrête tout de suite, je viens de commencer. [Nathalie Lévy : « Franz, s’il vous plaît, laissez parler Jean-Pierre Mercier. »Attendez, juste, l’intimidation, c’est fini. »

Il aura donc fallu deux injonctions de Jean-Pierre Mercier, et une intervention particulièrement « musclée » (« Écoutez-moi maintenant ! »), pour que la journaliste lui octroie la parole. Nathalie Lévy, une journaliste que l’on ne pourra pas soupçonner de connivences avec les syndicalistes…


***



En une quinzaine de minutes, le « débat » entre Franz-Olivier Giesbert et Jean-Pierre Mercier nous aura donné à voir nombre des travers de la couverture médiatique des mobilisations contre la Loi Travail, avec en prime l’arrogance et le mépris d’un éditocrate au sommet de son art. Et il aura fallu que le syndicaliste redouble d’efforts pour pouvoir s’exprimer, la plupart du temps dans des conditions difficiles, en raison du traitement de défaveur que lui aura accordé la journaliste de BFM-TV. Un exemple exemplaire des mécanismes à l’œuvre dans les médias dominants quant à la couverture des mobilisations sociales, où les réflexes de classe et de caste l’emportent sur le rôle revendiqué par ces mêmes médias : informer.


Pauline Perrenot et Julien Salingue

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