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Alternatives & Révolutions
6 octobre 2016

BERTRAND TAVERNIER: "Voyage à travers le cinéma français" sort mercredi prochain ! Entretien à Télérama du 10/05/2016

“Voyage à travers le cinéma français” :
  la madeleine de Bertrand Tavernier

 

Voyage à travers le cinéma français, de Bertrand Tavernier.

 

 

Jean Gabin, Eddie Constantine, Simone Signoret… ils peuplent le “cinéma retrouvé” de Bertrand Tavernier. Le cinéaste nous parle de son superbe film, présenté à Cannes Classics.

Sur l'écran, on voit deux voitures se poursuivre, la nuit, dans une ambiance de film noir de jadis. Une voix off – celle de Bertrand Tavernier – commente ce film qui l'a marqué, tout gamin, et dont il a mis des années à retrouver le tire : Dernier Atout« Un film de Jacques Becker, j'aurais pu tomber plus mal », s'amuse le cinéaste.

De Dernier Atout, on passe à Casque d'or, où l'on revoit Simone Signoret, éblouissante, à Falbalas, qu'aime tant le couturier Jean-Paul Gaultier. De Becker, on va à Jean Renoir, et de Renoir à Jean Gabin. Et de Gabin à Maurice Jaubert, le plus grand compositeur français, et de Jaubert à Eddie Constantine et de lui à la Nouvelle Vague – Chabrol, Godard – dont Bertrand Tavernier va s'occuper comme attaché de presse, avant de devenir lui-même cinéaste.

Voyage à travers le cinéma français (présenté à Cannes Classics le 16 mai, en salles le 12 octobre) est un documentaire qui pourrait s’intituler « Le cinéma retrouvé », tant Tavernier y ressemble à un Marcel Proust qui aurait remplacé ses chères madeleines par des extraits de films. Après avoir vu ce film superbe, le cinéaste Jean-Paul Rappeneau a écrit à Tavernier« C'est un film sur toi qui, tout à coup, devient un film sur nous »

Dès le départ, vous saviez qu'on vous verrait sur l'écran…

Oui. Je voulais ce film le plus personnel possible. Pas de chronologie. Et surtout pas un cours universitaire : je ne souhaitais pas me perdre dans des querelles byzantines, dans des classifications auxquelles je n'ai jamais rien compris, le « le réalisme poétique », par exemple. Je me suis toujours demandé ce que ça pouvait bien vouloir dire…

“Je voulais rappeler combien le cinéma est un art collectif”

Donc, vous n'évoquez que les cinéastes que vous aimez…

C'était un peu le but. Parler de Marcel Carné, mais oublier Les Visiteurs du soir, que je n'ai jamais pu encaisser, et qui est totalement irregardable, aujourd'hui. J'ai toujours pensé que ce qui comptait, chez les réalisateurs, c'étaient leurs réussites. Même si, bien sûr, les échecs éclairent, parfois, plus que les succès. Je voulais rappeler, aussi, combien le cinéma est un art collectif.

C'est le décorateur du Jour se lève, Alexandre Trauner, qui a l'idée de situer la chambre de Jean Gabin, non au premier étage, comme prévu, mais tout en haut de l'immeuble. Et ça change tout… Trauner devient, soudain, en quelque sorte, le co-auteur du film. Et Marcel Carné le soutient contre le producteur qui, lui, évidemment se dit que construire huit ou neuf étages lui coûtera nettement plus cher que s'il n'en construisait que trois. Il le soutient parce qu'il comprend instantanément le profit qu'il va en tirer.

Je crois qu'il y a deux types de cinéastes : les grands, qui acceptent les idées des autres, et les pas bons, qui les refusent. Jean Renoir, très malin, les acceptait, quitte à oublier, parfois, qui les lui avait inspirées. Pascal Mérigeau, dans son bouquin, rappelle comment Renoir s'est débarrassé du co-scénariste de Toni, qu'il n'a jamais cité…

Carné est-il un grand, à vos yeux ?

Jacques Prévert disait que tous les cinéastes avec lesquels il avait travaillé – André Cayatte, Renoir, Jean Grémillon – étaient des écrivains. Carné était incapable d'aligner trois lignes… Reste que trois des meilleurs scénarios de Prévert – Le Quai des brumes, Le jour se lève et Les Enfants du paradis – sont signés Marcel Carné…

Je pense que l'obsessif travailleur qu'était Carné poussait Prévert, un peu glandeur, à lui donner son meilleur. Le monologue d'Arletty sur son enfance à Ménilmontant, dans Les Enfants du paradis, est l'une des plus belles choses qui existe. Et le travail fait sur le son dans la version restaurée fait ressortir encore plus l'élégance d'Arletty dans cette séquence : elle gagne 30 % par rapport au souvenir que j'en avais.

“Un des moments les plus connus du cinéma français est né de la crise de rage d’un auteur ”

Dans le film, vous racontez une anecdote irrésistible sur la fameuse réplique : « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ? »

Tous les jours, sur le tournage, Marcel Carmé s'en allait voir Henri Jeanson, le scénariste, en lui disant « Cette scène manque d'atmosphère » ou « Réécris tout ça : pas assez d'atmosphère »… Ivre de rage, Jeanson a imaginé cette scène qui n'a aucune raison d'être dans l'histoire qui finit par « Bonne pêche et bonne atmosphère »… Un des moments les plus connus du cinéma français est, donc, né de la crise de rage d'un auteur contre le metteur en scène…

Votre film n'est pas tout le temps hagiographique. On voit que vous placez Renoir haut…

Très haut. Au plus haut…

Mais vous n'hésitez pas à évoquer les lettres douteuses qu'il a envoyées aux autorités françaises, en 1940, ni sa tentative de travailler dans l'Italie de Mussolini.

Je ne juge personne. Mais Jean Gabin, qui s'est comporté avec dignité et bravoure durant toute sa vie, avait cette formule : « Renoir, comme metteur en scène : un génie. Comme homme : une pute ».

“Gabin avait un respect infini pour ses partenaires”

Gabin, à qui vous consacrez de longues minutes, est, pour vous, un modèle…

J'ai eu la chance de le rencontrer à la fin de sa vie. Jamais vu un type comme lui. Quelle langue ! Il appelait de Gaulle « le grand lapin de Flandres », vous savez… Outre ses qualités humaines, il avait une connaissance incroyable de la technique cinématographique. On l'appelle sur le plateau de L'Année sainte, son dernier film, pas terrible, hélas. Il entre, regarde la caméra, le décor : « On tourne avec quel objectif ? – Du 50 ! – Ben, je ne suis pas dans le champ. Pourquoi m'avoir dérangé ? » Il avait un respect infini pour ses partenaires.

Un jour, un assistant vient chercher Danielle Darrieux et lui dit : « Pas vous, Monsieur Gabin, c'est juste pour “donner le regard” (1) ». Il s'est fâché tout rouge ! Pas question qu'un autre que lui « donne le regard » à quelqu'un comme Darrieux… C'était marrant : il la protégeait. A la fin de chaque prise, il allait la voir : « Cocotte, il n'a pas été trop dur avec toi ? Sinon, tu me le dis »

Avez-vous eu des surprises en revisionnant tous ces films ?

Des réévaluations. Au départ, je ne pensais pas inclure René Clair, par exemple, qui ne m’intéresse pas trop. Et puis, j'ai revu 14 Juillet : quel film ! Mais des surprises, j'en ai eu, bien sûr. J'ai montré quelques extraits du film à Martin Scorsese et lui comme moi avons été sidérés par les mouvements de caméra de Macao, l'enfer du jeu, de Jean Delannoy. Le travelling qui part d'Erich von Stroheim pour finir sur les jambes de Mireille Balin, quelle maestria…

L'extrait que vous montrez est super, c'est vrai. Mais Jean Delannoy, tout de même…

Oui, il a été vilipendé – et parfois à juste titre. Je vais vous dire : c'est l'homme avec lequel je me suis le plus ennuyé au monde, lors d'un déjeuner où il s'était montré pontifiant au possible. Mais Macao, l'enfer du jeu et Le Garçon sauvage, avec Madeleine Robinson, c'est superbe…

“'Cet homme est dangereux' est une bouffée d'air frais dans les polars engoncés de l'époque”

Vous réhabilitez aussi Jean Sacha…

L'un de ses films, en tout cas : Cet homme est dangereux, avec Eddie Constantine, une bouffée d'air frais dans les polars engoncés de l'époque. Jean Sacha était cultivé, il avait même fondé, dans les années 30, une revue de cinéma où il interviewait Ruben Mamoulian, celui de La Reine Christine, avec Garbo, où il célébrait les travellings de Raoul Walsh… Après Cet homme est dangereux, il s'est embarqué dans une série de scénarios plus catastrophiques les uns que les autres… Et il a fini comme roi de la bande annonce : notamment pour les films de François Truffaut, qui l'adorait.

Comment avez-vous financé le film ?

Dans ma candeur naïve, je m'étais imaginé aller rencontrer les responsables de Studio Canal et leur expliquer mon intention de valoriser les films dont ils détenaient les droits. Ç’aurait dû les intéresser. Mais non, pas un rendez-vous. Rien… Rodolphe Belmer (à l'époque directeur général du groupe) me soutenait, mais n'arrivait pas à convaincre les autres.

Thierry Frémaux, le délégué général de Cannes et mon complice de Lyon, a insisté, lourdement, et nous voilà reçus, un jour, par un jeune homme qui nous dit : « C'est une bonne idée : on va engager Martin Scorsese »…Et là, je me suis dit :« Mal barré, le mec ! » Il serait nul, comme producteur ! Parce que Martin, que je connais bien, voyage toujours en jet, avec cinq ou six personnes, qui logent tous au Crillon… A elle seule, sa venue aurait coûté plus cher que mon film tout entier…

J'étais au plus bas. C'est alors que Gaumont et Pathé se sont associés pour me produire, pour faire court. Canal+ les a suivis – Canal+, hein, pas Studio Canal… On s'est fait blackbouler deux fois à l'Avance sur recettes, sans même avoir le droit, en plénière, de défendre notre projet. Expliquer, par exemple, que le fric qu'ils me refusaient aurait pu servir à restaurer des films méconnus ou rares… Aujourd'hui, les influents du CNC, dont dépend l'Avance sur recettes, me téléphonent pour me dire : « Votre film sera l'événement de la rentrée. Une avant-première au CNC est indispensable ». Mais ils me prennent pour qui ?

Combien avez-vous payé les extraits ?

Mille euros la minute. Ce qui n'est pas mal. Rien qu'avec Jean Renoir, Studio Canal, va se faire 15 000 euros, sans avoir bougé le petit doigt ! Et Ciné+ s'est engagé à acheter tous les films que j'avais choisis et les diffuser.

“Aujourd'hui, tout se passe comme si on avait peur ou honte de parler de ce qu'on a fait de bien”

Votre générique de fin annonce une suite, avec des noms de cinéastes qui font rêver…

Ce sera, j'espère, une série de neuf heures. Dans laquelle je ne reprendrai rien de ce que les spectateurs verront dans le film de trois heures quinze. Ou alors des bribes… L'épisode n° 1 devrait être consacré aux chansons de films, écrites par les cinéastes. Il y en a de sublimes de Julien Duvivier. Il y a Renoir, bien sur, avec La Complainte de la butte. Et Jean Boyer : « C'est un mauvais garçon, il a des façons pas très catholiques », que chantent successivement Albert Préjean et Danielle Darrieux. Ou encore le fameux « Totor, t'as tort. Tu t'uses et tu te tues. Pourquoi t'entêtes tu ? »

Pourquoi avoir tourné ce film, au fond ?

Aujourd'hui, tout se passe comme si on avait peur ou honte de parler de ce qu'on a fait de bien. C'est vrai en littérature, et probablement dans tous les arts. Mais c'est encore plus net au cinéma, qui passe pour ringard aux yeux des jeunes. Alors qu'il leur suffirait de voir quelques minutes de Toni, avec tous les étrangers qui arrivent à la frontière, pour les convaincre de son actualité. Seulement, voilà : cela fait longtemps que tout le monde a renoncé à transmettre, à informer. Surtout à la télé : le service public a totalement lâché le cinéma. C'est lamentable.

Je voulais aussi rappeler à mes confrères, et aux spectateurs, que les neuf dixièmes des cinéastes dont je parle se sont battus contre la bêtise de la censure. Si je fais des films, si Olivier Assayas fait des films, si Arnaud Desplechin fait des films, librement, c'est parce qu'avec son foutu caractère et, hélas, plus tard, son penchant pour l'extrême droite, Claude Autant-Lara a menacé de procès le producteur du Diable au corps et a gagné le droit au montage final, dont nous profitons tous…

Enfin et surtout, je fais mienne la formule de Victor Hugo : « Il y a, dans l'admiration, quelque chose de réconfortant. »J'adore admirer…

 

“Voyage à travers le cinéma français“ en quelques chiffres

Durée : 3h15
6 ans 
de préparation
80 semaines de montage
582 extraits de 94 films choisis
Plus de 950 films, vus et revus
Plus de 700 documents d'actualités visionnés
A venir : une série de 9 heures…

 

(1) Parfois, certains acteurs refusent de se déplacer pour une scène où ils n'apparaissent pas, mais où leur partenaire est censé les regarder. C'est un assistant, ou même un morceau de sparadrap, collé sur la caméra, qui « donne le regard »…

 

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