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Alternatives & Révolutions
10 janvier 2018

"LE CITOYENNISME EST UNE POSTURE NAÏVE" - Benjamin Sourice - Entretien inédit pour le site BALLAST -

 
Benjamin Sourice : « Le citoyennisme
           est une posture naïve »

 


Entretien inédit pour le site de Ballast

Acteur associatif de métier et essayiste, Benjamin Sourice a participé à la préparation et à l’animation de Nuit Debout, à travers le collectif les Engraineurs. Son ouvrage La Démocratie des places, paru l’an passé, interroge plus globalement l’histoire des mouvements d’occupation de l’espace public. Né dans le sillage des manifestations contre la loi Travail, en mai 2016, Nuit Debout a connu le sort que l’on sait : « le feu n’a pas (ou pas encore) pris », résuma Frédéric Lordon. Nous en discutons, à froid.


Nuit Debout fut à vos yeux un « incubateur » : autrement dit, une période, une phase, un processus de transition. Entre quoi et quoi ?

Cette idée d’incubateur est à relier au regain d’intérêt pour l’idéal démocratique l’idée que « nous ne sommes pas en démocratie » et que cette démocratie reste à faire, ici et maintenant, à travers l’auto-émancipation des citoyens, la recherche d’autonomie et la résurgence du pouvoir populaire. C’est le fil rouge idéologique qui traverse les mouvements des places, des Indignés en Espagne et en Grèce au printemps 2011, puis Occupy Wall Street, et enfin Nuit Debout cinq ans plus tard. Le contexte, dans quasiment tous ces pays, c’est la déliquescence d’un pouvoir menant des politiques néolibérales de choc, détruisant les services publics et s’accaparant les biens communs — le tout mené par une classe dirigeante ayant perdu toute aura intellectuelle et morale, sur fond de scandales de corruption à répétition. L’après, la « démocratie réelle », il faut l’imaginer car l’incubation n’est pas terminée : les forces réactionnaires — ce que je nomme le « camp antidémocratique » — se déchaînent pour tuer tout cela dans l’œuf. La parodie de démocratie est menée jusqu’à son comble, ses valeurs et principes sont vidés de toute substance ; les dirigeants élus deviennent eux-mêmes des caricatures effrayantes, reflétant ce qu’il y a de plus vicié dans nos systèmes. Si les mots ont pris tant de place(s) dans ces mouvements, à travers la parole libre, c’est avant tout parce qu’il y avait une nécessité de reconstruire collectivement du sens, de se réapproprier les termes dévoyés de la démocratie, pour rêver un nouvel imaginaire collectif puissant et mobilisateur.

Les mouvements d’occupation des places marquent plus généralement, écrivez-vous, une rupture avec les schémas organisationnels de la gauche, la rigidité partidaire et la culture de l’avant-gardisme. Quitte à tomber dans ce que Lordon, l’une des « figures » de Nuit Debout, moqua sous le nom de « démocratie all inclusive » !

« Rappelons que Nuit Debout avait pour dénomination première La Nuit rouge ! Cette identité trop marquée a été gommée pour rassembler et en finir avec ces manifs qui réunissent toujours les mêmes personnes. »

Nous sommes le 20 avril à la Bourse du travail. Assis à la tribune, Lordon met en garde les nuit-deboutistes contre « le citoyennisme intransitif, qui débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne clive rien, et est conçu pour que rien n’en sorte ». Le citoyennisme est cette posture, naïve et embryonnaire, qui pense que tout le monde peut s’entendre pour peu qu’on prenne le temps de s’écouter et de se comprendre, y compris avec ceux qui veulent votre destruction. Certains souhaitaient ainsi laisser la tribune aux trolls complotistes et autres soraliens qui cherchaient à infiltrer le mouvement. Dès le début, la question avait pourtant été débattue, tranchée et appliquée par la commission Sérénité : « Pas de place pour les fachos ! » L’autre problématique, sous-entendue par Lordon, porte sur la couleur politique du mouvement. Rappelons que Nuit Debout avait pour dénomination première « La Nuit rouge » ! Cette identité trop marquée a été gommée pour rassembler et en finir avec ces manifs qui réunissent toujours les mêmes personnes, menés par une « avant-garde » autoproclamée — dont les universitaires comme Lordon font partie. Pour briser les codes traditionnels de la « mobilisation de gauche », il faut gommer les marqueurs idéologiques et symboliques qui y sont attachés — certains militants voient là une remise en cause de leur identité, fondée sur l’engagement partisan et exclusif. D’un autre côté, c’est une opportunité formidable de créer un appel d’air frais, tant humainement qu’idéologiquement. En encourageant l’ouverture vers l’autre, l’inclusivité, on peut sortir de l’entre-soi militant. Idéologiquement, cela oblige à se rendre intelligible pour le plus grand nombre. C’est un exercice qui éclaircit les idées. Il a comme vocation de faire sauter les barrières qui encombrent la gauche française.

Vous évoquez le « piège fatal » qu’il y a à refuser d’envisager la fin d’une occupation : comment les places gèrent-elles l’essoufflement inévitable de leurs occupants ?

Un ami espagnol qui participait à l’occupation de la Puerta del Sol à Madrid m’a dit à ce sujet : « La seule décision que l’AG appliqua réellement fut celle de son autodissolution ! » Sur une banderole abandonnée sur la place madrilène désertée, il était écrit « ¡ Que no nos vamos, nos extendemos ! ¡ Nos vemos en los barrios ! » (« On ne s’en va pas, on s’étend ! Rendez-vous dans les quartiers ! ») C’est ainsi que les Espagnols, mais aussi les Grecs, ont su mettre fin à l’occupation sans porter atteinte au mouvement : ils ont décidé d’abandonner la centralité de la place pour aller diffuser leur énergie et leurs nouvelles pratiques collaboratives et autogérées vers la périphérie, à l’image d’un cœur irriguant tous les organes. Nuit Debout n’a pas été capable de cela. Je crois que la place a été progressivement abandonnée à ceux qui n’avaient pas pensé l’avant, et donc ne pouvaient penser l’après, contrairement aux premiers arrivés et aux initiateurs, qui, eux, avaient un projet. Ils se sont alors accrochés à faire vivre un mouvement déjà figé. Ce fut l’un des bémols, à mon sens : après avoir su parfaitement gérer la mise en place du mouvement et la contagion de son imaginaire destituant, Nuit Debout n’a pas su éviter de retomber dans l’impuissance. La difficulté centrale que l’on retrouve dans ces mouvements, et plus particulièrement dans le fonctionnement de l’assemblée générale permanente — à laquelle il ne faut pas tout réduire —, c’est que la démocratie des places est avant tout envisagée dans son aspect délibératif. Les participants palabrent pour aboutir à un consensus, puis votent pour définir les modalités du vote et imaginent une constitution idéale dont l’AG doit refléter la mise en pratique immédiate. C’est aussi louable qu’ambitieux : il s’agit d’une expérimentation de l’autonomie à travers une double approche préfigurative et itérative de la démocratie idéale, que l’on retrouve sur toutes les places occupées. Néanmoins, ces assemblées n’arrivent que difficilement à faire aboutir le processus de décision. Le plus souvent, elles se retrouvent dans l’impossibilité d’appliquer ces décisions, qu’il s’agisse de déclarations de grands principes ou parce qu’il ne se trouve personne au final pour mettre à exécution ces décisions.

Nuit Debout, Paris, par Stéphane Burlot

Vous parlez de « l’anachronisme » des modes d’organisation des structures syndicales. Il y eut, lors de Nuit Debout, des débats sur le rôle des syndicats : ne restent-ils pas l’un des relais indispensables du monde ordinaire du travail et du salariat ?

À ma connaissance, il n’y pas eu une telle remise en cause par Nuit Debout de la légitimité des syndicats à représenter les travailleurs. En revanche, il y a une réalité à laquelle ses initiateurs voulaient répondre : c’est l’impuissance et l’ennui dans lesquels étaient tombés les cortèges syndicaux, avec à l’esprit les manifestations contre la réforme des retraites de 2010 où chacun défilait une fois par semaine, soigneusement regroupé sous ses couleurs, avec des cordons de sécurité dont on ne sait plus bien à quoi ils servent si ce n’est à maintenir une étanchéité entre manifestants. Nuit Debout a été lancée avec le mot d’ordre : « Après la manif, on ne rentre pas chez nous ! » Ce fut l’un des objectifs réussis du mouvement : réunir tout le monde sur la place, faire tomber les étiquettes et les identités partisanes pour revenir à un dialogue direct de la base et chercher un sens commun à nos luttes. Les syndicats sont des gros machins où la culture politique est très verticale, avec ses hiérarchies rigides et ses leaders pas toujours exemplaires. Mais cette critique, si on l’entendait sur les places, c’est bien parce que les syndicalistes y étaient. Quand Philippe Martinez répond à l’invitation de la commission Convergence des luttes et vient s’exprimer sur la place, s’il se fait houspiller, c’est par des membres de son syndicat qui, exceptionnellement, ont l’opportunité de porter la voix de la base directement au sommet. Ces syndicalistes ne semblaient pas exactement satisfaits des choix stratégiques de la direction, en particulier de sa frilosité concernant un appel à une grève reconductible. Au final, je crois que, par le dialogue et cette volonté constante de convergence, les deux dynamiques se sont confortées pour permettre de tenir le mouvement social le plus dur que la France ait connu au cours de ces dix dernières années. Mais il reste encore de nombreuses leçons à tirer de tout cela pour le monde syndical, comme on a pu le voir avec la mobilisation ratée de la rentrée 2017.

Vous faites état des « demandes simples et populaires » présentes sur les places : personne, parmi les élites, « ne semblait les comprendre ». Ce phénomène participe-t-il de la fracture, partout décriée, entre le peuple et ses « représentants » ?

« La violence de la répression et l’intransigeance du gouvernement Valls découlent également de cette crainte d’offrir une victoire à ce mouvement sans leader. »

Ce que je tente d’expliquer dans le livre, en m’appuyant d’abord sur les Indignados, c’est que les mouvements des places ne peuvent être perçus uniquement comme conséquence de cette fracture, mais doivent aussi être compris comme cause et amplificateur des divisions entre « le peuple et la caste », comme l’ont formulé les Espagnols. Il s’agit de sortir de la polarisation politique partisane pour réunir les citoyens autour d’intérêts communs, avec un travail important pour définir l’ennemi, qui deviendra le fameux « 1 % », cette oligarchie qui capture autant la démocratie, l’économie et les mass media. En refusant le porte-parolat individuel, les occupants des places se prémunissaient également contre les risques habituels de récupération ou de cooptation par le système, qui sont deux facteurs clés de la critique de la représentation dévoyée. Ils obligeaient par là même leurs interlocuteurs au sein de la caste à s’adresser à eux comme à l’entité collective qu’ils souhaitaient faire apparaître — comme celle du peuple. Ce peuple incarné sur les places rappelait ainsi son autorité naturelle et légitime à dicter leur conduite à ceux qui se revendiquaient de la représentation démocratique. Les occupants ont par ailleurs formulé de nombreuses recommandations qui visent à résoudre cette fracture, comme la limitation des mandats et des salaires des représentants, mais aussi des lignes de conduite éthiques, que l’on retrouve désormais dans les listes citoyennes (Barcelona en comù, Ahora Madrid) ou chez Podemos.

En 2016, Alain Badiou salua Nuit Debout en tant que « sympathique » mouvement qui laissera « des traces ». Sympathique, mais nullement capable de bousculer l’ordre institué. Nous avions interviewé le pôle « originel » du mouvement : « Nous pouvons faire peur aux élites », nous dirent-ils. Le pouvoir a-t-il frissonné ?

Ayant fait partie du « pôle originel », qui se présentait plutôt dans vos colonnes comme un « groupe logistique », j’ai envie de croire que le pouvoir a passé quelques nuits agitées. En faisant des recherches pour vous répondre, je suis tombé sur cet article de Challenges, le magazine de l’élite libérale, qui titrait : « L’inquiétant projet de Nuit Debout ». D’abord accueilli positivement dans les médias, Nuit Debout a aussi vu se développer une contestation grandissante de la part des commentateurs et philosophes de talk-show au fur et à mesure que sa contestation radicale du système prenait forme. Quand l’oligarchie lâche les chiens, c’est qu’elle n’est pas tranquille. Je crois que ce moment inédit de convergence et d’organisation collective, permis par l’ouverture d’un immense espace de dialogue et de coordination, qui plus est décentralisé et aussi numérique, où les luttes ont pu s’articuler et les solidarités se renforcer, a de quoi inquiéter effectivement. Cependant, si ces élites ont tremblé, ce n’est peut-être pas tant à cause de Nuit Debout pris simplement comme des assemblées générales sur les places, forme à laquelle nombre de commentateurs critiques réduisent le mouvement. Quand Nuit Debout s’entend reprocher « de ne pas proposer de revendications claires », la caste au pouvoir lui reproche en réalité de ne pas lui permettre de concéder les quelques miettes qui sustentent habituellement les frugales victoires du mouvement social de ces dernières années. La violence de la répression et l’intransigeance du gouvernement Valls découlent également de cette crainte d’offrir une victoire à ce mouvement sans leader, dont les gouvernants ne maîtrisaient pas les codes ni n’en comprenaient la finalité, si ce n’est une volonté de réfléchir collectivement aux moyens de destituer l’ordre établi.

Frédéric Lordon lors de Nuit Debout, Paris, par Stéphane Burlot

La gestion de la violence divisa justement Nuit Debout. Le premier opus de la revue du site Lundi matin, proche du Comité invisible, rapporte ce propos : « Le souci d’image, de représentation, le souci d’être présentable est encore une forme de servilité, de docilité, de servitude. » C’est une question que chaque rassemblement remet sur la table…

Je crois que la violence s’est avant tout imposée à Nuit Debout et aux manifestants à travers une répression policière systématique, avec un phénomène d’entraînement progressif de personnes décidant de rejoindre le cortège de tête en journée après avoir été gazées en soirée, alors que les gens étaient là avant tout pour discuter. Place de la République, la violence semblait canalisée, car ce n’était ni le mot d’ordre ni l’espace approprié, à moins de vouloir tenir un siège — comme le fantasmait un peu la commission « Construire sur la place », très influencée par les thèmes développés dans Lundi matin. Les premiers débordements, au sens littéral, ont été les départs en manifs sauvages de nuit, un truc très puissant et déterminé, comme la fois où plus de 1 000 personnes ont soudainement décidé d’« aller prendre l’apéro chez Valls ». Au retour du cortège sur la place de la République, après avoir été copieusement arrosés de lacrymo, certains ont bloqué la circulation, et un type en Autolib’ a essayé de forcer le passage et s’est fait extraire manu militari, avant que la voiture ne soit incendiée. Le lendemain, on entendait dire que « l’Autolib’ cramée, c’était un geste anticapitaliste contre Bolloré ! » La violence n’est pas que le fruit d’une réflexion ou d’une préméditation, elle est aussi de circonstance, elle est réactive, défensive ou nerveuse, comme un pétage de plombs. Mais elle peut aussi être excluante, parce que tout le monde n’a pas envie d’y prendre part, parce que d’autres revendiquent des façons différentes de militer, de lutter ou de résister. J’ai en tête les images récentes de Catalogne où la population a su faire preuve d’une grande détermination pour maintenir une résistance non-violente face au déchaînement de la répression policière. Les images ont fait le tour du monde et le mouvement a gagné en légitimité en s’inscrivant dans cette ligne prodémocratique qui avait déjà fait de Barcelone une ville phare, tant pour les Indignés que pour l’élection dAda Colau à la mairie. C’est avant tout le problème que j’ai identifié chez Nuit Debout : à un moment donné, les partisans de l’usage de la violence ont décidé de ne plus tenir compte des stratégies militantes des autres et d’imposer leur façon de faire. À mon sens, cela a entraîné des erreurs stratégiques et des défaites collectives qui ont fracturé le mouvement, et qui ont conduit à ce que la répression s’abatte sur quelques têtes dont la justice a ensuite voulu faire des « exemples ».

Vous citez un militant espagnol aguerri évoquant un « désapprentissage idéologique » lors des rassemblements dans son pays : les occupations seraient-elles des écoles à ciel ouvert plus que des espaces de réalisation politique ?

« Ce que de nombreux Indignados reprochent à Podemos, c’est de s’être structuré de façon très verticale autour d’un leader charismatique, Pablo Iglesias, et de ses fidèles. »

Laissez-moi recopier ici les mots de Sergio Salgado auxquels vous faites allusion, tels qu’ils sont cités dans mon livre. Son témoignage est très intéressant et évoque le processus de transformation des identités militantes et partisanes qui a permis de recomposer un nouvel horizon politique en Espagne : « Durant ce mois dans la rue, moi qui suis un militant aguerri, j’ai aussi dû désapprendre, me défaire de réflexes, de marqueurs identitaires, de façons d’aborder les débats et la contradiction, bref d’une structure idéologique qui s’apparente à du prêt-à-penser. En réalité, ce désapprentissage idéologique est un réapprentissage politique à travers l’action, le débat public et la recherche de consensus. » Pour illustrer son propos, Salgado nous donne un exemple qui interroge fortement les postures trop dogmatiques qui empêchent le dialogue : « Si je me mets dans la peau d’un anticapitaliste et que toi, tu es en faveur de ce système, soit, nous avons nos divergences, mais nous nous mettrons sûrement d’accord pour dire qu’il faut lutter contre la corruption, car personne n’aime se faire voler. Nous avons donc notre consensus. À bien y regarder, mettre un terme à la corruption serait une entaille profonde au système, un acte véritablement révolutionnaire. Peut-être même d’ailleurs que le système actuel ne résisterait pas à la fin de la corruption, que le capitalisme s’écroulerait. Donc, en permettant ce dialogue entre des points de vue a priori opposés, on crée de nouvelles hypothèses de travail beaucoup plus fertiles ou concrètes qu’un simple Finissons-en avec le capitalisme ! »

« Ce qui compte, c’est le jour d’après », lança le philosophe Slavoj Žižek lors d’Occupy Wall Street. Podemos, né de ces rassemblements, a, dites-vous, « reproduit largement les tares des organisations politiques » : comment l’après pourrait-il rester fidèle à l’avant, sachant que toute structuration induit une limitation de la démocratie directe ?

L’avertissement de Žižek aux occupiers du Zuccotti Park à New York était : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes. Rappelez-vous que les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? » Et là, je pense que tout est question de grille d’analyse pour savoir si quelque chose a changé ou non. Est-ce que la loi Travail est passée ? oui. Est-ce que le mouvement social a été transformé de façon radicale et définitive ? non. À partir de là, certains sont tentés de dire que tout cela n’a servi à rien et que les deux seules options envisageables seraient la révolution par la violence ou la conquête du pouvoir par les urnes. Podemos n’est pas « né de ces rassemblements », puisque le Parti n’apparaît qu’en 2014 et que ses leaders n’ont pas joué un rôle important ni participé activement au mouvement des Indignés. Ce qui est né des occupations, en Espagne comme en Grèce, c’est un immense réseau militant, une constellation d’initiatives, qui a contribué à agir au plus près de la population et à cultiver un haut niveau de politisation des masses. Des partis comme Podemos et Syriza n’ont ensuite fait qu’en récolter les votes en intégrant les revendications dans leur programme. Ce que de nombreux Indignados reprochent à Podemos, c’est de s’être structuré de façon très verticale autour d’un leader charismatique, Pablo Iglesias, et de ses fidèles (« la coupole »). Le Podemos d’Iglesias se voulait une machine à gagner les élections, tandis que de nombreux militants des places auraient souhaité un parti expérimental où « démocratie » aurait été le maître-mot. C’est ce modèle qu’ont essayé de développer les militants du Partido X, fondé sur la démocratie liquide et un programme unique : « La démocratie, point barre ! » Avec les nouveaux outils numériques et des formes d’engagement militant renouvelées, je pense que l’on est pas condamné à reproduire éternellement le vieux modèle du parti centraliste et sa direction providentielle.

Nuit Debout, Paris, par Stéphane Burlot

Mélenchon appelait en septembre dernier à mobiliser un million de manifestants sur les Champs-Élysées : affaire classée sans suite… État d’urgence, loi Travail : Macron galope sans contestation massive. « L’émancipation populaire globale » que vous louez a-t-elle perdu la bataille ?

Je crois qu’il n’y a de bataille perdue que lorsqu’on renonce, autant individuellement que collectivement. Qui veut renoncer à l’émancipation et à la liberté ? Ce ne sont certainement pas les populations qui continuent de se soulever régulièrement autour du globe. En revanche, il y a effectivement ce « camp antidémocratique », où se retrouvent les tendances autoritaires et technocratiques des élites gouvernantes, qui souhaite détruire cet idéal d’émancipation populaire par l’appropriation des richesses communes, et la diffusion d’une peur paralysante au niveau individuel. À ce titre, l’une des victoires de Nuit Debout aura été de se réapproprier l’espace public dans un contexte de traumatisme post-attentats et d’état d’urgence interdisant les manifestations, auquel a été substituée une volonté de faire vivre un « rêve général » porteur d’une vision positive de l’avenir sans laquelle il est vain de vouloir mobiliser. Travaillant dans le milieu associatif, pour VoxPublic, je vois au quotidien les effets de la politique ultravolontariste et autoritaire de Macron : en multipliant frontalement tous les chantiers (code du travail, état d’urgence permanent, les migrants), il parvient à créer un effet raz-de-marée qui déstabilise ses opposants, les obligeant au repli et, surtout, les empêchant de proposer un contre-projet mobilisateur. Nous récoltons là les fruits de la dynamique brisée de Nuit Debout, qui aurait pu conduire à une candidature unique de la gauche aux présidentielles. Il aurait fallu pour cela que la convergence se fasse et que les leaders des vieux partis renoncent à leur vocation présidentialiste. Un dicton anarchiste, dont je ne me rappelle plus l’origine, dit : « Tant qu’il y aura des ruines, nous ne pourrons reconstruire. » Le système politique français n’en finit plus de s’écrouler et, après le tsunami, il sera temps de faire place nette. Il est temps d’imaginer les plans de nouvelles formes d’organisation politique qui dépassent les logiques électoralistes et soient capables d’agir sur le quotidien, en créant des réseaux de solidarité pour construire les alternatives ici et maintenant, pour faire vivre la démocratie au présent.

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