HISTOIRE La IIe Internationale face à la guerre
HISTOIRE
La IIe Internationale face à la guerre
Par Jean-Louis Robert
D’abord les congrès de l’Internationale ont fait apparaître, avant 1914, des divisions idéologiques. Une aile gauche (Édouard Vaillant, James Keir Hardie) souhaite que l’Internationale propose une action résolue contre toute menace de guerre, qui devrait aller jusqu’à la grève générale. Sans approuver complètement, Jaurès fait pencher la balance dans ce sens : il s’agira d’"empêcher la guerre par tous les moyens qui paraissent les mieux appropriés". Mais l’aile droite de l’Internationale reste sceptique sur une telle action. Elle s’est renforcée à la veille de la guerre, particulièrement en Allemagne, en développant l’idée que les masses ouvrières sont restées imprégnées de nationalisme. Ces divisions ne recoupent que partiellement les divisions nationales. Et si entre socialistes français et allemands des incompréhensions vives se manifestent sur nombre de questions, la confiance reste grande entre eux.
Il y a aussi la faiblesse structurelle. L’Internationale s’est dotée d’un organe de coordination, le Bureau socialiste international (BSI), dont le siège est à Bruxelles et qui est dirigé par le socialiste belge Camille Huysmans. Mais ce bureau ne dispose que de peu de pouvoirs ; c’est plus un lieu d’échanges et de confrontations que de décisions, car celles-ci doivent ressortir des seuls congrès de l’Internationale.
Les succès apparents rencontrés par l’Internationale lors des crises balkaniques, enfin, ont conduit nombre de ses dirigeants à croire que la guerre est devenue évitable par une seule pression des peuples et qu’au fond les gouvernements ne veulent pas d’une guerre qui leur serait néfaste et qui pourrait conduire à des révolutions. C’était méconnaître l’impérialisme, en particulier dans sa dimension économique.
On comprend alors que, pendant toute la période qui court de l’attentat de Sarajevo à l’ultimatum autrichien à la Serbie, l’Internationale ne manifeste aucune – ou presque – inquiétude. On discute surtout du prochain congrès de l’Internationale, prévu à la fin du mois d’août.
Pendant ces jours, la situation internationale ne cesse de se dégrader. Mais l’espoir demeure : le parti allemand, la CGT française n’organisent-ils pas des manifestations pour la paix qui obtiennent un écho certain dans les grandes villes ? Victor Adler, le leader de la puissante social-démocratie autrichienne, est le plus pessimiste, car il constate l’impuissance de son parti à agir sur la crise austro-serbe.
Bruxelles, 29 juillet 1914. Ils sont donc presque tous là, à la Maison du peuple de Bruxelles, Émile Vandervelde, Jean Jaurès, Édouard Vaillant, Jules Guesde, Hugo Haase, James Keir Hardie, Rosa Luxemburg, Ilya Rubanovich, Oddino Morgari, Victor Adler… Seul absent d’importance : Lénine, car la partie bolchevique de la social-démocratie russe n’assiste pas au BSI.
Le lendemain, 30 juillet, le BSI appelle les prolétaires "à poursuivre et intensifier leurs démonstrations contre la guerre […]", mais l’idée d’une grève générale internationale est abandonnée. Le congrès de l’Internationale est avancé au 9 août.
L’Internationale n’avait ni su ni pu mobiliser les masses ouvrières dans une action contre la guerre. Mais début août, le pire était à venir.
Avec le déclenchement du conflit, la grande majorité des partis socialistes allait se rallier à la défense nationale et à la participation aux gouvernements "bourgeois". Le vote des crédits de guerre en est le signe le plus fort. Sans doute les partis socialistes ne sombrent-ils pas dans le discours chauvin, mais la "guerre à la guerre" paraît bien abandonnée.
Seuls, dans les pays belligérants, le parti bolchevique russe (et dans une moindre mesure les autres partis socialistes russes) et le parti socialiste serbe allaient marquer leur refus de l’Union sacrée et continuer à s’opposer à la guerre. Une fracture nouvelle s’ouvrait dans une Internationale socialiste qui était morte. Si Huysmans, après l’invasion allemande de la Belgique, replie le Bureau socialiste international sur les Pays-Bas en tentant de lui garder quelques couleurs internationalistes, c’est bien une conférence des seuls socialistes des pays alliés qui va s’ouvrir à Londres au début de 1915. Et ce sont les partis socialistes d’Italie et de Suisse qui vont organiser, en septembre 1915, avec différents groupes minoritaires, la conférence de Zimmerwald, demandant la reprise immédiate des relations internationales et la paix. Dans un monde dont l’Internationale a perdu la boussole, chacun suit désormais son chemin : les uns, qui veulent se dédouaner, tiennent que l’échec de l’Internationale est fondamentalement lié au nationalisme des masses, fussent-elles ouvrières, les autres dénoncent l’embourgeoisement et la "trahison" des chefs, ou l’absence de discipline de l’Internationale. Quatre ans plus tard, une IIIe Internationale, l’Internationale communiste, va apparaître.
L’été 1914 aura été un terrible choc pour l’Internationale. Elle s’était pensée moteur de l’action contre la guerre, et voici qu’après avoir montré son impuissance à mobiliser les peuples en juillet-août 1914, elle éclatait en mille morceaux. Un siècle après, il n’apparaît pas que le choc ait été surmonté.
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